La démocratie est ainsi faite que les Parlements et les opinions publiques passent parfois des mois, sinon des années, à discuter de sujets absolument mineurs, (comme le nombre de dimanches d’ouverture de quelques magasins), et zéro minute sur des sujets structurant pour des siècles l’avenir d’un pays. Ainsi du choix entre la création d’un canal Seine Nord, et le renforcement du port du Havre. Un des choix majeurs, qui devait être fait durant ce quinquennat. Et qui a été fait de la pire des façons dans la forme comme sur le fond.
Un choix majeur, parce que l’avenir d’une nation se décide depuis des millénaires par l’avenir de ses ports, par lesquels transitent encore 80% du commerce mondial. En France, l’essentiel des marchandises passent aujourd’hui par les ports d’Europe du Nord, et le reste par quelques ports français, dont le Havre et Marseille sont les deux premiers.
La décision, à prendre depuis dix ans, était de savoir si on tente de donner un avenir aux ports français, ou si on y renonce en améliorant les capacités de transit du cœur de notre pays, l’Ile-de-France, vers les ports d’Europe du nord.
Le premier projet serait le renforcement du port du Havre. Il le mérite : port en eau profonde, accessible 24h/24, bénéficiant d’une position stratégique face à l’Ile-de-France et à l’entrée de l’Europe du Nord. Par lui passe 68 millions de tonnes de marchandises, soit l’essentiel du trafic français de conteneurs et 40% des approvisionnements de pétrole brut du pays. Pour le renforcer, le projet serait de construire une autoroute ferroviaire d’acheminement de fret allant du Havre jusqu’en Europe centrale en passant par Amiens et Chalons en Champagne. Le coût en serait de 160 millions d’euros, auquel il faudrait ajouter celui de la ligne à Grande Vitesse entre le Havre et Paris, et la poursuite de l’aménagement du port du Havre, ou plutôt du port devenu commun entre le Havre, Rouen et Paris, pour en faire un port de dimension mondiale. Pour ses partisans, ce premier projet supposerait aussi de faire du Havre la capitale de la nouvelle région Normandie, pour sortir de la rivalité entre Rouen et Caen et pour que le Grand Paris ne se limite pas à un métro circulaire, et qu’il inclue la vallée de la Seine.
Le deuxième projet viserait au contraire à faciliter le passage par les ports d’Europe du Nord des marchandises venant et allant à Paris. Il prévoit pour cela la réalisation entre Compiègne et Cambrai d’un canal de 54 mètres de large, profond en moyenne de 4,5 mètres et long de 106 km reliant l’Oise au canal Dunkerque-Escaut. Pour ses partisans, cette liaison devrait permettre la traversée de barges de grande capacité (jusqu’à 4400 tonnes) et d’une longueur de 185 m (soit l’équivalent de 200 camions de transport.). Il ferait basculer une partie des marchandises qui encombrent aujourd’hui l’autoroute du nord sur un trafic fluvial et il aiderait à développer l’économie de la Picardie. Ce projet coûterait 4,3 milliards d’euros, qui seraient financés à 60% par l’État et les collectivités locales, et à 40% par l’Union Européenne, qui doit en décider en juillet prochain.
Car, entre ces deux projets, le choix vient d’être fait, d’une façon clandestine : et c’est le pire choix possible : on a choisi sans en débattre le deuxième projet, qui détruit le Havre au bénéfice d’Anvers et de Rotterdam (respectivement 3 et 7 fois plus importants). On a choisi le Nord contre la Normandie, en prétendant qu’on peut favoriser les deux. Sans aucun débat national.
Deux ans avant le cinq centième anniversaire de la création du Havre, on vient de mettre un clou sur son cercueil. Et ceux qui, depuis des décennies, pensent qu’il faut aider Rouen contre le Havre, finiront peut être par comprendre que la mort de l’un précèdera de peu la mort de l’autre.
Suivra ensuite celle de Paris. Ceux qui auront pris cette néfaste décision ne seront plus là depuis longtemps.