Même si, comme moi, on pense que l’Union Européenne devrait plutôt avoir avec la Russie l’attitude que la France a eu avec l’Allemagne en 1945, (c’est-à-dire créer une union économique indéfectible avec l’ancien ennemi ) ; même si on devrait réaliser l’ironie d’une situation dans laquelle les Etats-Unis constatent l’inutilité d’un embargo qui a duré plus de 50 ans contre un pays de leur voisinage direct, Cuba, tout en en déclenchant un nouveau, cette fois contre un pays aux frontières de l’Union Européenne, la Russie, l’adhésion de la Lettonie à la zone euro nous rappelle que tout, en Europe est politique : en effet, ce n’est pas pour les vertus, si discutées aujourd’hui, de la monnaie unique que ce petit pays balte rejoint le cœur de l’Union Européenne. Mais c’est pour se mettre plus encore à distance de la Russie, dont elle ne veut pas oublier les agressions séculaires.
Et aujourd’hui, plus que jamais, il faut se souvenir que la construction européenne résulte d’une volonté politique, et que c’est d’elle que tout doit découler. Car, si on s’en tient au contraire aux seuls critères économiques, si on refuse d’en modifier les règles, les peuples vont se révolter, la zone euro va exploser, le projet politique de l’Europe va s’effondrer, pour le plus grand malheur de tous.
La zone euro ne peut en rester aux Traités et Pactes qui la définissent aujourd’hui ; ils sont d’ailleurs inapplicables et inappliqués et rien n’est pire qu’une Union politique fondée sur des textes foulés aux pieds tous les jours.
Dans un monde dont la santé économique n’est qu’apparente, (parce que le regain de croissance américain pourrait se révéler n’être qu’une illusion, en particulier pour la moitié la plus pauvre du peuple américain, et parce que le miracle chinois pourrait se fracasser sur un mur de dette et de surcapacités de production), l’Europe est le seul continent explicitement en dépression et l’Euro zone, plus encore.
De fait, il est clair que ce n’est pas en imposant l’impossible respect de critères absurdes de déficit (qui sait ce que signifie le « output gap », ou le « bottom up » ?) que l’on sauvera le projet politique de l’Europe, ni que l’on résorbera la dette publique, devenue incontrôlable dans plusieurs pays européens et qui menacent de l’être bientôt en France. C’est en relançant la croissance.
Et celle-ci ne peut venir que de l’alliance audacieuse de réformes nationales et de programmes d’investissements communautaires.
Dans un monde parfait, l’Union Européenne aurait déjà décidé depuis longtemps de grands programmes d’investissement en matière d’énergie et de numérique ; même les technocrates les plus obtus auraient reconnu qu’il faut traiter séparément la partie de la dette publique qui finance des infrastructures utiles aux générations suivantes ; et on aurait obtenu depuis longtemps que la BEI organise un tel programme, en le finançant par des obligations massives, de l’ordre de 3000 milliards d’euros au moins.
Dans un monde presque parfait, devant l’opposition obstinée des anglais d’accepter un tel schéma, la zone euro, l’aurait décidé pour son compte ; elle aurait utilisé toutes ses cartouches, pour relancer la croissance : un grand programme d’achat de bons souverains par la BCE, des grands investissements publics dans la zone financé par des euro bonds, d’autant plus facile à placer que, en tant qu’entité juridique, la zone euro n’a aucune dette. Elle aurait mis à l’écart, pour un moment, le Pacte de stabilité ; l’Allemagne aurait renoncé, pour quelques années, (le temps de moderniser ses propres équipements publics), à son objectif de 0% de déficit public. Dans ce monde presque parfait, tous les pays la zone euro auraient poursuivi et accéléré leurs propres programmes de réformes économiques et de justice sociale, visant à mieux partager les efforts de compétitivité, et à former les exclus du marché du travail.
Dans le monde réel, pourtant, tout cela est impossible. La France et l’Allemagne n’ont pas encore compris que l’engrenage actuel va conduire à l’explosion de la zone euro, parce que les peuples, les uns après les autres, refuseront une austérité sans perspective.
Il est donc urgent, pour ces deux pays, de réaliser, pendant qu’il est encore temps, que toute la construction européenne est en danger, qu’il faut retourner à ses fondamentaux, qui sont politiques. Et de proposer, ensemble, aux autres pays de la zone euro qui voudront bien se joindre à eux, un grand programme d’investissements dans les réseaux numériques et énergétiques, financé par des emprunts communs de ces pays.
Renoncer à l’austérité sans renoncer aux réformes. Relancer les investissements sans aggraver les dettes publiques nationales. C’est possible ; c’est encore possible. Pour un court moment.