La montée du populisme et la naissance d’un capitalisme de fragmentation, exacerbées l’une et l’autre par l’élection d’un président américain qui en reprend tous les principes, devraient nous faire réfléchir à quelques fondamentaux. Et en particulier à la place qu’un pays doit accorder au respect de ses obligations internationales :
Un président, même appuyé par une majorité parlementaire, peut-il s’affranchir des traités signés par ses prédécesseurs ? Peut-il par exemple cesser de payer sa cotisation aux institutions internationales dont son pays est membre ? Peut-il remettre en cause l’obligation de soutien de ses alliés que lui impose un traité ?
La plupart des citoyens, dans les dictatures comme dans les démocraties, et en particulier en France, pensent aujourd’hui qu’un président disposant d’une majorité parlementaire doit pouvoir prendre des décisions contredisant les traités signés et ratifiés par leurs prédécesseurs ; et que nul pouvoir ne devrait pas être contraint par des traités signés avant eux.
De fait, presque partout, on reconnaît aujourd’hui un principe simple : une nouvelle loi peut contredire celles qui la précèdent, mais si cette loi contredit un traité international, les autres parties au traité peuvent prendre appui sur cette nouvelle loi pour refuser à ce pays les avantages liés à ce traité. Autrement dit, on ne peut pas avoir à l’extérieur les avantages d’un traité et le violer à l’intérieur. Ce principe est désormais reconnu, avec des variantes mineures, dans le droit anglais, américain, russe, chinois, français et bien d’autres.
En France, par exemple, ce principe, apparu peu à peu avec la conceptualisation de la hiérarchie des normes, n’est entré en vigueur de façon formelle que par la Constitution de 1946, qui affirmait dans son article 26 la supériorité des traités sur les lois. Douze ans plus tard, il est repris dans la Constitution de la Cinquième République, qui stipule dans son article 55 : « Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie. ».
Depuis lors, ce principe a très sérieusement limité l’autonomie des pouvoirs nationaux. D’abord avec l’établissement des Nations Unies, et de l’ensemble des institutions qui en découlent ; ensuite avec d’innombrables traités internationaux, allant des conventions de Genève sur le droit de la guerre aux traités de non-prolifération, de la protection des océans à la convention des Nations Unies sur les droits de l’enfant. Aujourd’hui, les quelques 200 pays existants sont pris dans un entrelacs de normes mondiales, plus ou moins respectées ; auxquelles s’ajoutent des normes fixées par des organisations parapubliques et privées, en matière de comptabilité, de déontologie publicitaire, ou de respect des droits d’auteur.
Ce principe a pris une importance plus particulière en Europe avec la signature de la Convention Européenne des Droits de l’Homme ; la Cour Européenne des droits de l’Homme, chargée de faire respecter cette convention, peut ainsi imposer des limitations à la législation et à la pratique nationale. Dès lors, aucune loi d’un pays européen ne peut plus déroger aux règles posées par cette convention. Plus encore, dans les pays membres de l’Union européenne, à partir du moment où des décisions peuvent y être prises par une majorité qualifiée, il devient clair que des décisions internationales de plus en plus nombreuses, prises sans l’accord des autorités d’un pays, peuvent s’y appliquer de plein droit.
Le populisme, doublé de l’anarcho-capitalisme, viennent bousculer tout cela. Pour le premier, les dirigeants d’un pays sont libres de prendre toute décision. Pour le second, les entrepreneurs n’ont aucune raison de se plier aux décisions de dirigeants politiques. Pour l’un comme pour l’autre, les traités ne sont que des chiffons de papier. Et on risque de voir bientôt beaucoup de populistes et d’anarcho-capitalistes à travers le monde organiser des joyaux autodafés avec des textes de traités, considérés comme d’inutiles contraintes à leur action.
En Europe, beaucoup de populistes expliquent ainsi que leur pays peut faire plier ses partenaires et obtenir des amendements aux traités ; sans avouer clairement qu’aussi longtemps qu’ils n’y parviennent pas, ils se résigneront à l’application des règles communes. C’est ce avec quoi joue la Hongrie, après la Pologne (depuis rentrée dans le rang) et c’est ce dont menace l’Italie (qui aurait beaucoup de mal à survivre aux sanctions inévitables que l’Union européenne lui imposerait en cas de non-respect des décisions collectives).
Ce débat ne fait que commencer. En particulier, je suis convaincu qu’il sera au centre des prochaines élections présidentielles françaises. Explicitement ou implicitement, certains, à gauche comme à droite, plus nombreux qu’on ne croit, proposeront de se moquer des obligations internationales actuelles ; et, plus généralement, de passer outre à l’article 55 ; d’autres proposeront même explicitement de l’abolir. De telles propositions peuvent réunir une majorité : un électeur vote presque toujours « non » quand on lui demande d’accepter une limitation de ses libertés.
Et pourtant, ce principe est fondamental. Sans lui, pas de vie internationale pacifique, pas d’Union Européenne, pas d’euro, pas de capacité des Européens à créer une défense commune, à investir ensemble. En particulier, sans lui, la France ne bénéficierait plus du formidable bouclier de la Banque centrale européenne et devrait payer cash le fait d’être désormais le pays le plus endetté et le plus en déficit de l’Union européenne.
Il ne faudra pas parler de tout cela à la légère, et dire clairement ce qu’on est prêt à remettre en cause. Lançons ce débat, ouvertement : « Êtes-vous pour ou contre le respect des traités signés par la France ? Êtes-vous pour ou contre la remise en cause de l’article 55 de la Constitution de 1958 ? »