La publication par Wikileaks d’une masse de télégrammes diplomatiques a d’abord entrainé des commentaires très révélateurs de l’air du temps : certains ont dit que ces documents ne contenaient que des banalités ; d’autres au contraire ont prétendu que ces notes contenaient des secrets d’Etat d’une grande importance et qu’ils ne fallaient pas les publier parce qu’«on ne doit pas tout dire aux enfants », reconnaissant ainsi qu’ils considèrent les citoyens comme des mineurs.
Pour ma part, ayant lu de tels télégrammes tous les jours pendant plus d’une décennie, je peux témoigner de leur grand intérêt : Pas une journée sans que je n’y apprenne quelque chose d’utile à la conduite de la politique étrangère.
Cette polémique fournit donc une occasion de réfléchir sur un des concepts les plus difficiles de la philosophie : le secret. Et sur les raisons pour lesquels chacun de nous en protège certains plus précieusement que tout autre bien.
D’abord, qu’est ce qu’un secret ? C’est un fait que l’un sait et refuse de faire connaitre aux autres. C’est donc un élément d’une relation : pour qu’il y ait secret, il faut au moins deux personnes.
Celui qui sait est, au sens propre, un « initié » ; il peut prendre des décisions plus sures que celui qui ne sait pas ; en particulier si l’autre ne sait pas qu’il sait.
Cette asymétrie de l’information est socialement acceptée quand elle correspond à une répartition du savoir nécessaire à la division du travail : chacun sait alors une partie de ce qui permet à la société de fonctionner.
Elle ne l’est pas quand elle crée une inégalité insupportable dans la distribution des moyens de conduire sa vie : tout le monde veut alors en savoir autant que l’autre.
L’égalité de l’accès à l’information est donc, et sera plus encore dans l’avenir, une des principales revendications, un des principaux droits de l’homme.
Dans la vie privée, cela impose non seulement de ne pas mentir, mais aussi dire toute la vérité. La certitude que tout finira par se savoir pousse même chacun à accepter les comportements des autres et accélère l’évolution des mœurs. La psychanalyse, fondée sur la révélation de ce que l’on se cache soit même, participe à ce démantèlement des secrets. Cette transparence conduit aussi à cesser de médire des autres, et à admettre que leur comportement soit légalisé ; ce fut le cas de l’homosexualité ; ce sera demain le cas de l’homoparentalité ; et, bien plus tard, des amours multiples simultanés.
Enfin, dans la vie publique, la dynamique démocratique pousse les politiciens à rendre des comptes ; elle exige d’eux qu’ils vivent à livre ouvert. Et quand ils ne le font pas, la presse les y contraint.
Une part de secret reste cependant absolument essentielle : nul ne doit être forcé de dire ce qu’il pense. C’est même la plus fondamentale des libertés ; en particulier, nul ne doit être tenu de faire connaitre ses convictions religieuses ou politiques.
C’est aussi la condition de la vie en société : nul ne peut être forcé de dire ce qu’il n’aime pas chez les autres.
C’est enfin la condition de la négociation, préalable à tout échange, à toute communication, à toute diplomatie : nul ne doit être tenu de faire connaitre les concessions qu’il pourrait être prêt à faire, dans une négociation privée ou publique, ni de dévoiler les moyens psychologiques, financiers ou militaires dont il dispose pour faire valoir ses intérêts. Là se trouve le secret d’Etat nécessaire. Ceux qui sauront le protéger, tout en se débarrassant de tous les autres, seront les vainqueurs de demain.