FAZ : Jacques Attali, vous aviez 19 ans quand la France et l’Allemagne signèrent le Traité de l’Elysée. Comment avez-vous réagi à l’époque ?
Jacques Attali : Je n’ai aucun souvenir se rapportant au traité d’amitié ! L’Allemagne était alors étrangère à mon univers. Je n’y avais encore jamais été. Pour des raisons historiques évidentes (Jacques Attali vient d’une famille juive d’Algérie), elle ne m’attirait pas et mon père veillait à ne jamais acheter de voiture allemande.
Quand avez-vous été initié à l’Allemagne ?
D’abord lors de mon service militaire quand j’étais à Polytechnique. Je suis passé par Trier. Puis à l’occasion de ma scolarité à l’ENA, j’ai fait quelques courts séjours en RFA. Mais ma véritable découverte de l’Allemagne s’est faite bien plus tard, à l’occasion de l’élection de François Mitterrand. Avant son entrée à l’Elysée, pendant une dizaine de jours, toute son équipe de campagne dont je faisais partie campait dans un appartement pour préparer la transition. Un jour, je discutais avec Claude Cheysson (le futur ministre des Affaires étrangères de Mitterrand) quand un « étranger » s’est présenté à l’appartement. Je me suis adressé à lui en anglais, je ne l’avais jamais vu. En fait, il s’agissait de Manfred Lahnstein, le directeur de la chancellerie fédérale d’Helmut Schmidt. C’est vous dire comme je ne connaissais rien à l’Allemagne et aux Allemands à l’époque ! Mais immédiatement après la passation de pouvoir et pendant dix ans, j’ai pratiqué le franco-allemand au quotidien (Jacques Attali a de 1981 à 1991 été le conseiller spécial de François Mitterrand).
Depuis 50 ans, quel a été le meilleur couple de dirigeants franco-allemands ?
Le duo Mitterrand-Kohl, sans hésiter. Leur entente était exceptionnelle, je peux en témoigner. Pourtant ces deux hommes avaient tout pour ne pas s’entendre mais le courant est immédiatement passé entre eux. Ils étaient obsédés par la construction européenne. Helmut Kohl est un homme admirable, un grand Monsieur. Ensemble, ils ont réalisé de très grandes choses : l’union monétaire, l’espace Schengen, la brigade franco-allemande et les débuts de l’intégration militaire entre les deux pays, Frontex (L’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l’Union européenne), le programme Erasmus… Mitterrand et Kohl fourmillaient d’idées. Ils « alimentaient en permanence le pipeline » et même si seulement une idée sur dix faisait son chemin, la construction européenne avançait à pas de géants à l’époque.
A l’aune de ce couple franco-allemand mythique, comment jugez-vous le duo Merkel-Hollande ?
Leur relation commence à peine, il est trop tôt pour s’en faire une idée. En fait la relation franco-allemande sera paralysée jusqu’en octobre 2013, jusqu’à l’élection du prochain chancelier.
Mais quel regard portez-vous sur les relations franco-allemandes de ces dix dernières années ?
Disons que la France et l’Allemagne ont prouvé qu’elles sont condamnées à s’entendre. Cependant, depuis Mitterrand-Kohl, il n’y a plus la même intimité entre les deux nations, parce que le pipeline n’a plus été alimenté depuis longtemps. Côté français, Chirac, Sarkozy et Jospin n’étaient pas des Européens convaincus. Côté allemand, on n’a pas abandonné l’Europe mais on s’est tourné vers d’autres partenaires comme le Royaume-Uni de Tony Blair à l’époque de Gerhard Schröder.
Nicolas Sarkozy et Angel Merkel ont tout de même collaboré étroitement…
Oui, mais à cause de la crise de l’euro. Au début, ils se sont regardés en chiens de faïence. Puis ils ont travaillé ensemble parce qu’ils devaient éviter un échec dont les conséquences eurent été dramatiques. En fait, depuis au moins quinze ans, la relation franco-allemande fonctionne a minima.
Pour quelles raisons ?
C’est avant tout une question de génération. Les dirigeants actuels n’ont pas connu la guerre. Et ils n’ont pas fait le programme Erasmus. L’Europe n’est pas pour eux une évidence. Nous nous trouvons aujourd’hui dans une zone dangereuse : l’Europe n’est pas gouvernée par des Européens. Angela Merkel par exemple : fondamentalement, c’est une Prussienne et pour la Prusse, l’Europe n’a jamais véritablement compté. Simplement, elle a fini par comprendre que sans l’Europe, l’Allemagne allait s’effondrer.
Et la France ?
La France a compris que si l’intégration européenne ne progresse pas, l’Euro disparaîtra, ce qui serait catastrophique pour elle. La France et l’Allemagne souffrent d’un complexe de supériorité ces dernières années. L’Allemagne à cause de ses excédents en tout genre et la France à cause de sa démographie. D’une certaine manière et sans jamais se l’avouer, les deux pays ont pensé qu’ils avaient beaucoup moins besoin de l’autre que par le passé… La crise de l’Euro a eu le mérite de rappeler aux Français et aux Allemands qu’ils étaient condamnés à travailler ensemble.
En cinquante ans, quelles ont été les plus belles réussites du couple franco-allemand ?
D’abord et bien évidemment, l’enterrement définitif de la hache de guerre entre les deux nations. Leur destin est désormais inextricablement lié. Mais c’est un couple fragile. Dans les esprits, le couple ne s’est guère prolongé. En France, on connaît très mal la littérature, le cinéma ou la musique allemands contemporains. Il y a peu d’appétence pour l’Allemagne. Le couple franco-allemand s’est nourri pendant des décennies de deux souvenirs honteux : la monstruosité allemande pendant la dernière guerre et la lâcheté française en 1940. Maintenant, ces souvenirs s’étiolent. Ils ne suffisent plus à faire avancer le couple franco-allemand, ils n’autorisent qu’une relation de nécessité. Historiquement, la France est plus attirée par la Russie que par l’Allemagne…
Et l’Allemagne aussi !
Oui, l’Allemagne aussi… Donc, il faut autre chose, il faut insuffler un nouvel esprit à cette relation.
Comment ?
Je crois avant tout à des réalisations concrètes, à de nouveaux grands projets franco-allemands. A l’intégration des chemins de fer français et allemands. Pourquoi ne pas fusionner la SNCF et la Deutsche Bahn par exemple ? Je pense aussi que de grandes entreprises franco-allemandes devraient voir le jour sur le modèle d’EADS. Dans l’industrie automobile ou la pharmacie pour commencer. Dans le domaine de la culture, des maisons d’édition communes devraient être créées. Il en va de même pour des chaînes de télévision franco-allemandes…
Mais Arte existe déjà !
Disons qu’Arte est davantage une chaîne française diffusée en Allemagne qu’une véritable chaîne franco-allemande… Fondamentalement, il reste beaucoup à faire en termes d’intégration culturelle et universitaire. La dimension franco-allemande du programme Erasmus est insuffisante.
Ces derniers temps, à Paris comme à Berlin, on s’inquiète de plus en plus ouvertement des divergences franco-allemandes, qu’elles soient économiques, politiques ou culturelles… C’est aussi votre sentiment ?
François Mitterrand disait qu’il craignait le jour où l’Allemagne serait dirigée par un chancelier prussien. Nous y sommes. La Prusse n’a jamais été intéressée par l’Europe…
Même Frédéric le Grand ?
Même Frédéric le Grand. Je viens de publier une biographie de Denis Diderot et je peux vous affirmer que Frédéric le Grand était un horrible dictateur. Il a empêché Voltaire de publier quand il l’a accueilli chez lui. Plus fondamentalement, le couple franco-allemand et l’Union européenne dans son ensemble sont victimes d’une caricature : à savoir que l’Allemagne va bien mieux que la France. C’est faux. Dans trente ans, les Français seront plus nombreux que les Allemands. Les Allemands n’ont aucune politique familiale. La politique familiale, ce n’est pas le club Med ! C’est une question de survie pour un pays. Sans politique familiale, une nation se suicide à petits feux. A ce niveau-là, le modèle français est bien meilleur. J’estime aussi que les étrangers sont mieux intégrés en France qu’en Allemagne.
Vous prônez un nouveau fédéralisme européen. Quels rôles y tiendraient la France et l’Allemagne ?
Je crois que l’UE est désormais un ensemble trop lâche. Une fédération à 27 ne fonctionnera pas, je le dis souvent à mes amis allemands qui raisonnent trop à l’échelle de l’UE selon moi. Je pense que l’Eurozone est plus adéquate. Les parlementaires des 27 sont aptes à décider de la taille du chocolat à Bruxelles. En revanche, à Strasbourg, ces mêmes parlementaires, mais seulement ceux des 17 nations de l’Eurozone, devraient former une véritable constituante. Dans cette configuration, la France et l’Allemagne pourraient avancer et changer la donne. Mais, ce projet-là ne doit être géré ni par la Commission ni par les diplomaties nationales. Bruxelles permet aux diplomates d’exister et la Commission n’a aucun intérêt à travailler à un projet qui affaiblirait ses prérogatives. Pour cela, il faut une volonté politique forte, des élus du peuple et des dirigeants motivés.
On dit toujours que l’Europe avance par à-coups, au fil des crises. Compte tenu de l’ampleur de la dernière, n’aurait-on pas pu espérer davantage qu’une union bancaire même si c’est un pas important pour la construction européenne ?
Nous sommes dans une phase de transition vers une Europe fédérale ou du moins plus fédérée. La transformation de la Banque centrale européenne en 2012 a permis de donner du temps aux hommes politiques. La BCE a éteint l’incendie qui menaçait d’embraser toute l’Europe. Mais la BCE a réinventé d’une certaine manière la pyramide de Ponzi. Elle ne prendra de tels risques financiers que tant qu’elle sera convaincue que les politiques vont agir et remédier aux déséquilibres de l’Eurozone. En fait en 2012, on a assisté à un coup d’état technocratique en Europe : la BCE a remplacé des hommes politiques indécis, elle s’est emparé des commandes de l’avion européen. Mais rien n’a été fondamentalement réglé.
Comment les dirigeants européens peuvent-ils reprendre les commandes ?
Avec des convictions et des idées claires. J’en reviens à Mitterrand et à Kohl. Tous deux avaient une immense énergie vitale européenne. Et ils ont pu compter sur le concours d’un troisième homme : Jacques Delors, à la tête de la Commission. Kohl et Mitterrand n’ont pas eu peur de nommer à la Commission un homme fort. Depuis, à la tête de la Commission ne se sont succédés que des hommes politiques faibles. Ce furent des choix suicidaires. Barroso va bientôt quitter le pouvoir. S’il est remplacé par un homme fort comme Pascal Lamy ou Mario Monti, la donne du jeu sera changée. Nous saurons bientôt si les dirigeants actuels sont courageux.
Par Olivier Guez