Figaro M : Nombre de vos recommandations ont été mises en oeuvre par le précédent pouvoir, mais pas toutes. Ne vous est-il pas arrivé parfois d’avoir la sensation d’être un prophète prêchant dans le désert ?
Jacques Attali : Non ! J’ai le privilège infini d’être écouté depuis très jeune : j’ai dirigé la campagne présidentielle de François Mitterrand en 1974, j’ai joué un rôle près de lui à l’Elysée pendant dix ans, puis j’ai fondé quatre institutions internationales :Action contre la faim, la Berd, le programme européen Eurêka sur les nouvelles technologies, et maintenant le groupe PlaNet Finance. Mes livres et mes écrits sont lus mondialement. Il serait donc malhonnête de ma part de me sentir frustré. Et si je joue un rôle dans la vie publique internationale, c’est en choisissant de ne pas être un rival pour les politiques, préférant à cela une oeuvre d’écrivain et une action mondiale personnelle…
FM : Quelle arrogance !
JA : C’est une condition de l’humilité et de l’action. Réfléchissez : même pour un journaliste, c’est une immense arrogance que d’écrire; cela suppose que vous pensez que les autres ont intérêt à consacrer une partie de leur temps à vous lire. C’est pour moi, en fait, très humblement, le sentiment de penser pouvoir être ainsi utile. Pour y parvenir, je me suis fixé deux règles : ne jamais exercer une fonction qui pourrait être exercée par un autre, et ne pas me limiter à une seule fonction. J’ai donc plusieurs vies, les plus fortes possibles,parce que je ne suis pas certain d’être réincarné… Une de ces vies est d’écrire. Parce que j’ai le sentiment d’être plus utile à long terme en écrivant et en agissant qu’en convoitant des postes. Pour autant, j’éprouve souvent un sentiment d’impatience face à l’inertie de nos politiques quant à la réalisation des projets possibles…
Le temps où j’ai pu, presque seul, inventer et mettre en place une institution internationale rassemblant 40pays en quatre mois, la Berd, est révolu. Le monde est devenu plus complexe. Et en France, le pouvoir politique est plus faible que jamais. Il a perdu le contrôle de la monnaie, de la finance,des grands investissements. Tout a été privatisé, décentralisé, globalisé, l’essentiel des pouvoirs thaumaturges a donc disparu.Comment alors susurrer à l’oreille du pilote d’un avion qui n’a pas de cabine de pilotage ou, à tout le moins, dont le nombre des commandes s’est considérablement réduit ? Lorsque en 2007-2008 Nicolas Sarkozy et François Fillon m’ont demandé de présider la commission pour la libération de la croissance française,nous avons fait un travail énorme,définissant plus de 300 réformes avec une commission unanime, dont le chef de l’Etat, avec une rare élégance, m’avait laissé le libre choix des membres, allant des dirigeants du Medef à ceux de la CGT. Si, comme Nicolas Sarkozy l’avait promis en direct à la télévision, l’ensemble de nos réformes avait été appliqué, nous aurions aujourd’hui 25 points de PIB de dette publique en moins, et le chemin de la compétitivité, de l’emploi et de la croissance serait retrouvé.Mais,au lieu de mettre lui-même en oeuvre nos recommandations depuis le sommet, le Président les a réparties entre ses ministres, dont certains les ont suivies, et d’autres pas, d’où un manque de cohérence
d’ensemble. C’est pour cela que j’avais dit alors : c’est tout ou rien. D’ailleurs, lorsqu’un médecin donne une ordonnance, aucun malade ne se permet de picorer parmi les médicaments. Il les prend tous. En appliquant tout, Nicolas aurait sans doute été réélu.Car,aujourd’hui, la seule façon pour un dirigeant d’être réélu n’est pas de chercher à l’être, mais de faire son devoir.
FM : Qu’est-ce qui a bloqué ?
JA : Le manque de courage, alors que tel n’a pas été le cas dans d’autres pays comme la Suède, l’Allemagne, l’Italie, la Pologne, le Canada et le Mexique, dont je détaille les
réformes dans mon livre. Il ne faut pas hésiter à se séparer de ministres incompétents, ne pas se préoccuper de sa popularité ni se soucier d’être battu. L’homme politique est celui qui cherche à rester au pouvoir, l’homme d’Etat, celui qui cherche à rester dans l’Histoire. Si l’action de l’homme d’Etat peut relever aux yeux de certains de la mégalomanie, c’est parce qu’elle s’inscrit d’abord dans le long terme, qui est la fonction même de la haute politique.
FM : Vous dites dans Urgences françaises que François Hollande n’a pas posé un diagnostic juste sur l’état du pays.
JA : J’observe qu’il a été sévère avant son élection pour ne plus l’être après, alors que le voici désormais investi d’un héritage d’inertie qui s’est amorcé dès 1983:Laurent Fabius n’a pas eu le temps d’agir. Michel Rocard était en cohabitation avec François Mitterrand. Jacques Chirac, quant à lui, n’a cessé d’exercer le pouvoir en roi fainéant. Lionel Jospin a profité d’une période de croissance sans prendre le risque de réformer. Et lui, comme ses successeurs, ont diminué les impôts en oubliant de baisser les dépenses. Il est donc urgent d’agir, sauf à se laisser submerger par les événements, avant que d’autres forces, hélas bien plus sombres, ne nous imposent le même chemin au pas de l’oie. Ce n’est pas François Hollande qui a été élu, mais Nicolas Sarkozy qui a été battu. De plus, l’accession du candidat socialiste à l’Elysée a été scellée sur une demande de justice sociale, qui a été en partie symbolisée par la plus mauvaise de ses propositions : les 75%. C’est une profonde erreur française ; la méfiance à l’égard de la réussite. Chez nous, le scandale, c’est la richesse, alors que cela devrait être la pauvreté, qui serait bénie du ciel…
FM : C’est notre double voie postmarxiste et religieuse…
JA : Particulièrement catholique – à la différence duprotestantisme qui voit dans la richesse créée un signe de la grâce ; antagonisme qui prend aussi naissance dans l’opposition entre la mer et la terre : les Flamands et les Anglo-Saxons ont choisi d’êtremaritimes, quand nous avons choisi d’être terrestres. D’où ce théorème, majeur pour moi : les pays ouverts aux marins, aux idées venues du large, aux entrepreneurs, se réforment, tandis que les pays qui protègent leurs récoltes, construisent des châteaux et laissent le pouvoir aux propriétaires fonciers et rentiers, ne peuvent avancer que par les secousses de la Révolution. La réforme est un changement progressif, décidé, poursuivi dans le cadre d’institutions stables, mais elle n’est pas une tradition française. Notre tragédie s’est nouée en 1518, quand François Ier a construit le port du Havre tout en plaçant sa capitale dans les châteaux de la Loire. Face à des puissances maritimes telles que Venise, Anvers, Amsterdam, Londres ou Gênes,nous devenons alors une nation de rentes, et nous nous en contentons. L’agriculture nous suffit. Paradoxalement, c’est cela qui nous a tués. Aussi loin que l’on remonte, la France ne s’est jamais réformée – témoin les déboires de certains de nos grands hommes comme Turgot, Necker, ou Malesherbes –, en revanche, elle fait la révolution, quand les contradictions sont trop extrêmes. C’est souvent en faveur des extrêmes, d’abord à gauche,puis à droite. Ou plus exactement en faveur des rentiers de chaque camp, riches contre pauvres, et il en subsiste souvent des amertumes, des crispations.Cela ne se limite pas à l’économie : les opposants au mariage pour tous, par exemple, ne sont rien d’autre, d’une certaine façon, que des détenteurs d’un monopole et qui le défendent.
FM : Approche réductrice, car ils arguent de la famille et de la filiation naturelle.
JA : Vous nourrissez mon argument ! Ils disent : « Nous sommes hétérosexuels, donc l’argument de nature est à nous ! » C’est donc une rente… de nature, car la nature fournit des rentes, à commencer par la rente foncière. En fait, ils raisonnent de façon pascalienne : la terre hétérosexuelle étant plus fertile que l’autre, en un mot meilleure, elle a droit à une rente ! Mais cela…
FM : … ne nous interdira pas de sourire.
JA : Exactement. Le problème essentiel de la France est qu’elle n’a ni vision ni projet à longue échéance, ainsi d’une personne privée qui devient neurasthénique et s’achemine vers la mort lorsqu’elle ne se dit plus :« Que serai-je dans vingt ans ? » La France n’a pas clairement choisi ce qu’elle veut être dans vingt ans, entre un projet fédéral européen, un projet fédéral francophone et un projet souverainiste–à l’instar, par exemple, du Royaume Uni. Elle est dans un no man’s land, sans volonté de sortir de l’ambiguïté, disposition qu’elle doit à ses politiques qui n’ont pour seule ambition que de capter les voix de tout le monde, pour n’aboutir à rien. Les projets européen et francophone sont compatibles. Encore faut-il l’affirmer. De cette cohérence première découlera la réalisation des réformes. Je donne ainsi dans mon livre dix chantiers aisés à mettre en oeuvre : transformer l’appareil d’Etat en réduisant le nombre des ministres et des députés, supprimer le cumul des mandats ainsi que l’échelon de trop que représente le département. Moderniser l’Etat tout comme le font les entreprises : il ne s’agit pas de réduire les dépenses à l’aveugle, mais de faire mieux avec moins, ce qui est possible. Permettre la reconstruction du pays en donnant la possibilité de construire des
immeubles de plus grande hauteur en ville. Repenser la formation en faisant en sorte que les 32 milliards qui y sont actuellement consacrés – qui nourrissent surtout les syndicats ouvriers, professionnels et patronaux – soient dévolus aux chômeurs, avec ce principe : toute formation mérite salaire, et tout travailleur qui se forme n’est pas chômeur. C’est une révolution. Autre chantier, notre école primaire actuellement effondrée est à repenser selon le modèle finlandais qui est une parfaite réussite : le pouvoir appartient au directeur de
l’école qui peut recruter les professeurs, comme s’en séparer. A partir de cette liberté, il définit un programme adapté aux élèves. Enfin, oser la francophonie et l’Europe, qui sont à mon sens les deux piliers de notre avenir, c’est dire combien je n’imagine pas que la France ait vocation à se diluer dans l’Europe. La francophonie est une alliance majeure, avec ses 220 millions de personnes, potentiellement 1 milliard, et toutes les conséquences que l’on sait en termes de communication, notamment par le biais des nouvelles technologies. La langue française est un déterminant essentiel. J’ai été opposé à la loi Fioraso tant qu’elle autorisait les enseignements en langues étrangères (le plus souvent en anglais) sans contrepartie, or j’ai été heureux d’apprendre de la ministre que mon argument l’avait fait changer d’avis et que les étudiants qui auront pu amorcer leurs études en anglais devront obligatoirement avoir un cursus de langue française dans laquelle ils passeront leur diplôme. Ainsi récupérera-t-on les talents, tout en les ramenant dans la francophonie. Tel est l’état actuel du texte, qui me va très bien.
FM : Comment définiriez-vous votre livre ? Comme une supplique au Prince ?
JA : Non : d’abord comme une matière à penser pour tous les Français ! Pour qu’ils comprennent l’importance de la loyauté. Dans une société qui fait l’apologie de la liberté individuelle – nous nous sommes battus pour cela, les droits de l’homme, etc. –, pousser cette idéologie jusqu’à son paroxysme ne peut aboutir qu’à la déloyauté. C’est ainsi que ma génération a été déloyale avec les suivantes en s’endettant, en laissant une ardoise de retraites à payer, en polluant la planète à échéance de 2100. Les jeunes générations sont aussi déloyales dès lors que nous payons leur éducation et qu’elles s’en vont vivre ailleurs. Mon propos est donc de rappeler aux Français qu’ils sont tous détenteurs d’une rente, qu’elle soit petite ou grande, mais qu’ils ont tous un rôle à jouer, et qu’il faut transformer cette rente en esprit d’entreprise. Et en désir de loyauté à l’égard des générations à venir. C’est possible. Tout en découlera. Et d’abord ce dont la jeunesse a le plus besoin: du sens. Je suis très optimiste.
Propos recueillis par Patrice Méritens