Paris Match. Trois morts en Grèce, l’euro qui s’enfonce, l’Union européenne en crise, les déficits qui explosent … Comment jugez-vous la situation?
Jacques Attali. Elle est dramatique. Mais le pire, c’est qu’elle était prévisible et prévue. Le schéma d’ensemble est très simple à comprendre: le monde a connu une croissance exceptionnelle jusqu’à il y a trente ans. Mais l’Occident, fatigué, en perte de vitesse démographique, a, lui, cessé de croître. Sans pour autant accepter de baisser son niveau de vie, conséquence de cette perte de vitalité. Il a donc emprunté. Au Japon, aux États- Unis, en Europe, les Etats ont multiplié les dettes, publiques et privées. Pour bien marquer la différence d’ampleur avec la crise de 1929, il suffit de rappeler deux chiffres. En 2007, la dette américaine, publique et privée, représentait 350 % du PIB, contre « seulement » 250 % en 1929. Ce cycle ne pouvait durer. Il s’est arrêté brutalement à l’été 2007, quand les banques ont réalisé que de très nombreux emprunts privés américains ne valaient plus rien.
Les décisions prises entre le 7 et le 9 mai à Bruxelles par les chefs d’Etat et de gouvernement de la zone euro vont-elles dans le bon sens?
Elles sont habiles et bienvenues. Le week-end dernier, l’Europe a fait davantage de progrès en deux jours qu’en dix ans. Créer un fonds européen qui puisse emprunter, c’est se doter d’un instrument indispensable dans la crise que nous vivons. Il est regrettable que les Européens en soient toujours réduits à mener la bataille d’avant. Ces mesures auraient été décidées il y a six mois, la crise grecque n’aurait pas éclaté. Aujourd’hui, il est probable qu’elles ne suffiront pas. D’autant qu’il faut trouver des moyens de contraindre les pays très endettés à réduire leur dette.
D’où est venue l’explosion?
Après la faillite de Lehman Brothers, en septembre 2008, la dette privée a été transférée vers les Etats, donc vers les contribuables. Devenue publique, elle a continué d’augmenter, inexorablement, On emprunte, on emprunte … Depuis le déclenchement de la crise financière, les G20 successifs n’ont servi à rien. Ce sont des « G vains », l’équivalent d’une réunion d’Alcooliques anonymes dans un bar à vins 1 Normes comptables, agences de notation, hedge funds, rien n’a été fait en dix-huit mois, sauf peut-être sur quelques paradis fiscaux européens dont le rôle dans la crise était négligeable. La Grèce a allumé la mèche de la dette publique, comme Lehman celle de la dette privée, mais ses difficultés crevaient les yeux depuis longtemps. Il faut souligner l’hypocrisie générale: la Grèce dispose d’un des budgets militaires les plus élevés au monde, mais personne n’a exigé sa diminution dans le plan de rigueur proposé. Et pour cause! Beaucoup d’autres pays lui vendent des armes et n’ont aucune envie de se passer d’un client aussi important.
Pourquoi les agences de notation financières n’ont-elles dégradé la note grecque que récemment?
Les agences ne sont rien d’autre que des arbitres de football payés par les équipes les plus riches! Il faudrait en créer qui soient réellement indépendantes de leurs clients. Après une semaine de panique européenne et mondiale, que va-t-i1se passer?
Nous approchons de l’heure de vérité. Si le plan décidé dimanche ne suffit pas, comme je le crains, il faudra d’autres solutions. A l’exception d’un moratoire, c’est-à-dire un rééchelonnement de la dette, utilisé dans les années 30 avec les conséquences que l’on sait (et qui ruinerait l’ensemble des épargnants), sept solutions sont possibles pour affronter cette crise. Baisser les dépenses publiques (la rigueur), augmenter les impôts, baisser les taux d’intérêt (déjà très bas, donc impossible), trouver un Etat ou une institution capable de payer pour les autres, favoriser l’inflation, déclencher une guerre (comme par le passé dans des circonstances similaires). Reste la dernière: la croissance. C’est la seule option sérieuse. En attendant qu’elle soit possible, il faut se donner du temps. Et pour cela, au-delà du plan actuel, créer d’urgence des bons du Trésor européens. L’Europe, en tant que telle, n’a pas de dettes aujourd’hui. Elle peut donc emprunter des sommes colossales, 1000 milliards d’euros demain matin, si on le décidait. Ce qui rassurerait les marchés sur ses capacités à résister à la crise. L’Union européenne a déjà eu recours à des plans d’urgence pour se porter à la rescousse de la Hongrie ou de la Lettonie. Rien n’interdit, au contraire, de mettre en œuvre rapidement ce genre de mesures pour les Etats membres de la zone euro. Et si l’Allemagne proteste, en affirmant que ces mesures sont en contradiction avec sa Constitution, ce n’est pas grave. Le temps que les sages de la Cour de Karlsruhe statuent, deux ans plus tard, on aura agi. C’est bien ce qui vient d’être décidé, mais avec des mécanismes trop complexes et pour des mon-tants très faibles, qui pourraient malheureusement être insuffisants: 750 milliards d’euros, c’est seulement le quart de la dette du Portugal, de l’Bspagne, de l’Italie et de l’Irlande.
Sinon?
Tout s’effondrera. L’euro disparaîtra. L’unique parade réside dans une politique fiscale et budgétaire et une capacité d’emprunt communes aux 27 pays de l’UE. C’était d’ailleurs le choix retenu par les pères fondateurs des Etats- Unis en 1790 : un Etat fédéral, capable d’assumer les dettes des différents Etats membres de l’Union.
La chancelière Angela Merkel a beaucoup tergiversé dans la gestion de cette crise. L’Allemagne a-t-elle une responsabilité dans l’embrasement de ces dernières semaines?
Sans aucun doute. Angela Merkel a adopté la pire des stratégies: dire non et faire oui. Le guide d’un chef d’Etat ne peut pas, ne doit pas, être son opinion publique. La responsabilité de l’Allemagne, dont François Mitterrand craignait qu’elle ne redevienne « prussienne » après la réunification, s’avère écrasante. Si elle avait accepté voilà plusieurs mois de prêter à la Grèce, de créer un Fonds monétaire européen et de lancer des bons du Trésor de l’UE, cette crise n’aurait pas eu lieu. Décider trop tard, c’est aussi tragique que ne pas décider. Il faudra bien, à un moment donné, dire publiquement ce qu’on pense du rôle joué par l’Allemagne dans cette crise.
Mais les « spéculateurs » n’ont-ils pas aussi leur part de responsabilité?
Si l’on veut éviter d’avoir des problèmes avec les marchés, il ne faut rien avoir à leur demander. Donc, ne pas emprunter … Pour le reste, il faut distinguer les investisseurs qui souhaitent seulement s’assurer qu’ils seront remboursés, une attitude tout à fait légitime, de ceux qui s’enrichissent en pariant sur un effondrement. Il faudrait interdire aux seconds d’exercer leur coupable activité.
Le Japon et les Etats-Unis accusent également un endettement gigantesque. Pourquoi ne sont-ils pas pénalisés autant que l’Europe?
Le japon souffre effectivement d’une situation difficile, une dette proportionnellement double de celle de l’Europe, mais ce pays a les moyens financiers d’y faire face seul. A condition toutefois de prendre les mesures nécessaires. Quant aux Etats-Unis, ils conservent un extraordinaire dynamisme et une telle crédibilité qu’ils peuvent continuer à recevoir l’argent des autres nations. L’Europe, elle, est la grande victime de la crise: peu d’épargne, beaucoup de déficits et de dettes, pas d’unité politique. Elle a besoin d’un ministre des Finances européen, avec une agence européenne du Trésor. Ce plan existe, il a même été étudié en détail; il vient d’être appliqué en partie… Cette crise, comme d’autres avant elle, peut se révéler finalement une chance pour l’Europe. Mais si l’on continue d’agir trop peu et trop tard, l’euro s’effondrera, les pays « riches » de la zone, l’Allemagne et les Pays-Bas, s’en iront. Et les peuples penseront qu’ils sont gouvernés par des clowns.
La Banque centrale européenne, très critiquée ces derniers jours, remplit-elle sa mission?
La BCE joue au mieux. Elle est là pour défendre la monnaie. Rien d’autre. C’est à l’Union européenne d’emprunter, pas à la BCE. Si on la forçait à prêter directement aux Etats, ce serait une horreur. Elle accumulerait dans ses actifs des engagements sans valeur. Jusqu’ici, Jean-Claude Trichet, son président, a tout fait ‘pour protéger l’euro. On serait passé de la dette privée à la dette publique et de la dette publique à la planche à billets… Ce serait une catastrophe pour la monnaie unique, que les Angle-Saxons rêveraient de voir détruite.
La terme « rigueur » reste tabou en France.
Le plan d’économies présenté par François Fillon est-il suffisant?
En France, ce ne sont pas 5 milliards d’euros – dont parle le Premier ministre – qu’il faut trouver, mais 50 milliards en trois ans ! Un montant aussi énorme ne peut uniquement reposer sur des économies budgétaires, qui doivent être d’une tout autre ampleur que celles qui viennent d’être décidées. Une hausse des impôts, notamment de la TVA, ainsi qu’une réduction du bouclier fiscal, est donc inévitable. Mais le danger serait de concentrer la rigueur sur les investissements pour maintenir des subventions. Le Canada, il y a une quinzaine d’années, ‘a réussi à diminuer ses dépenses de 20 % sur ordre du Premier ministre de l’époque, Jean Chrétien, qui a même congédié de son gouvernement deux ministres récalcitrants. Cet exemple prouve qu’on peut réduire les déficits publics, à condition d’en avoir la volonté. Ce que je crains, c’est que nous ayons, dans ces temps difficiles, des hommes politiques aussi peu courageux et peu visionnaires que dans les années 30.
UNE INTERVIEW AVEC ELISABETH CHAVELET ET MARIE-PIERRE GRONDAHL