D’abord quelques dizaines de milliers de personnes, puis des millions de gens sont entrés volontairement dans une communauté qui veut tout connaitre de la vie privée de ses membres : chacun d’entre eux donne volontairement à cette organisation toutes les informations possibles sur lui-même, même les plus intimes ; chacun recoit en échange des conseils sur la meilleure façon de se conduire, de dépenser son argent, de vivre mieux. Les maîtres de cette communauté accumulent des fortunes, prises à ceux qui leur confient gratuitement leurs secrets et les paient, même, pour obtenir des réponses aux questions qui les taraudent le plus.
Contrairement à ce qu’on peut croire en lisant cette description, ce n’est pas de Facebook qu’il est question ici, mais de l’Eglise catholique, et de la confession, qui depuis près de deux millénaires rythment la vie de centaines de millions de fidèles. Qui espèrent, par leurs soumissions aux exigences des confesseurs, nourrir leur espérance d’un accès privilégié au paradis après leur mort. Et pour y parvenir plus sûrement, ils abandonnent parfois des fortunes à l’Eglise, sur les conseils de leurs confesseurs.
On ne doit pas être choqué d’un tel parallèle : confier ses secrets à un tiers en échange d’un réconfort n’est pas propre à l’Eglise. C’est un grand invariant de toutes les organisations sociales.
C’est aussi, par exemple, une description assez exacte de ce que la psychanalyse propose à des milliers, des millions, de sujets volontaires, qui, eux aussi, paient très cher l’achat d’une promesse de mieux-être. Sinon qu’il s’agit là d’un mieux-être ici et maintenant, d’un paradis terrestre. Faisant, au passage, la fortune de leurs analystes.
C’est encore, cette fois-ci caricaturale et contrainte, la façon dont les systèmes totalitaires traitent leurs membres, avec les confessions forcées, les expropriations massives, les condamnations, acceptées avec joie et reconnaissance, au nom du Parti, de la Nation, ou de toute autre entité transcendantale.
Les réseaux sociaux ne sont qu’une incarnation nouvelle de cette capacité humaine à se confier, à tout dire, à tout avouer, dans un déballage narcissique et rédempteur. Et là, on dit tout à une base de données, qui en échange fait la promesse, aussi illusoire que les autres, de ne pas abandonner son utilisateur à la solitude.
Il ne faut pas s’y tromper : celui qui confie ses données les plus intimes à Google ou Facebook y trouve autant de plaisir que celui qui se confesse ou se confie. Il n’est plus seul : Celui avec qui il partage ses secrets devient immédiatement un rempart contre la solitude.
Certes, ces grandes institutions se nourrissent différemment de ces confessions : l’Eglise ne dispose pas d’une base de données regroupant tous les aveux de tous ses fidèles (il existe cependant des recueils de ce genre). Et de même, il n’existe pas de fichier de toutes les confidences faites à tous les psychanalystes du monde (là encore, cela existe aussi, de façon partielle). Dans ces deux cas, ces aveux restent enfermés, pour l’essentiel, dans le secret du confessionnal ou du divan. Les partis uniques, eux, disposent, d’une façon sommaire et artisanale, de vastes fichiers, souvent tenus à la main.
C’est sans doute cela qui est le plus nouveau avec les réseaux sociaux : mettre en commun toutes les confidences du monde, pour que ceux qui en ont connaissance puissent en faire un instrument de leur pouvoir et de leur richesse.
La liberté réelle suppose de se libérer d’abord du besoin illusoire de s’épancher, de se confier, de dire, hors d’un cercle privé. La confession, la confidence, devrait rester le signe le plus élevé de la confiance faite à un autre, de l’amitié et de l’amour, et ne pas se galvauder à des inconnus, qui en font inévitablement un usage politique.
Savoir garder pour soi ce qui vous tracasse. Trouver celui ou celle qui mérite vraiment qu’on lui confie l’ultime secret de son âme. Telle est sans doute la forme supérieure de la maîtrise de soi, condition de la vraie liberté.
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