Les artistes se nourrissent de tout temps des innovations technologiques ; parfois, celles-ci sont déterminantes et bouleversent l’art. Surtout quand elles viennent au bon moment, comme l’apparemment modeste mise au point en 1841, par le peintre américain John Goff Rand , du tube de peinture en métal souple, compactable, fermé hermétiquement à l’aide d’une pince, qui rendra possible aux artistes d’aller peindre à l’extérieur, débouchant, trente ans plus tard, sur la première exposition impressionniste.
Aujourd’hui, tout le monde parle, à tort et à travers, de l’intelligence artificielle. Sans rien y comprendre, certains y voient une intelligence absolue, capable de libérer les hommes des taches ennuyeuses et meme de créer des œuvres d’art ; d’autres y voient une intelligence monstrueuse, qui se méfiera des hommes et qui, dès qu’elle le pourra, se débarrassera d’eux. D’où l’urgence, disent certains, de la maitriser avant qu’elle nous détruise. Et pour d’autres d’y décrypter ce qui serait une « intelligence artistique ».
On est loin, très loin de cela. Et si l’AI sait déjà apprendre par l’experience, reconnaitre des visages, conduire une voiture et jouer au go mieux que les hommes, on est encore très loin de la voir maitriser ce qui constitue la base de l’intelligence humaine. Par exemple, alors qu’un enfant de cinq ans reconnait ce qu’est un chien dès qu’il en a vu un, il faut des milliers d’essais pour qu’une machine apprenne à reconnaitre un tel animal. Et il en faudra encore bien plus pour qu’elle soit éventuellement capable de créer des œuvres d’art originales.
De fait, les machines sont très loin de pouvoir rivaliser avec les hommes. Posons les faits : Il y a dans notre cortex environ cent milliards de neurones, reliés entre eux, chacun, par des milliers de synapses ; ce qui fait des milliards de milliards de connexions. Sans compter ceux qui sont ailleurs dans notre corps.
L’essentiel de l’intelligence se joue dans les relations réciproques entre les neurones. Elle n’est pas dans la capacité d’organiser des causalités, mais d’anticiper, par des boucles rétroactives, les perceptions ultérieures : un joueur de tennis ne peut renvoyer un service s’il ne se fie qu’à ce qu’il voit ; un slalomeur ne passe pas les portes s’il n’anticipe pas sur les mouvements de son corps. Le propre de l’intelligence, c’est cette anticipation.
Difficile d’imaginer que l’AI puisse prochainement rivaliser avec cela et c’est particulièrement vrai pour la dimension artistique de l’intelligence : car c’est dans cette anticipation que se trouve une partie au moins du plaisir esthétique, comme l’a si bien montré Francis Wolff dans son livre « Pourquoi la musique ? » (Fayard éd.).
Pourra- t-on dire que les artistes disposent d’une intelligence particulière ? Sera-t-il possible de l’approcher en utilisant les rudiments de l’AI, pour écrire de la musique, pour peindre, pour sculpter, pour créer ? Certains le feront, le font déjà, de façon intéressée : par exemple pour prédire la nature des œuvres que le marché voudra acquérir. Ou pour protéger la propriété intellectuelle par le jeu croisé de l’AI et du blockchain.
Plus positivement, on peut aussi commencer à approcher de la réalité et de la complexité de l’intelligence artistique par un usage de la réalité virtuelle pour se mettre à la place d’un autre, pour voir le monde autrement, ou pour errer dans le labyrinthe du cerveau. Avec la certitude que l’on n’y trouvera que ce qu’on ne cherche pas, ce qui est le propre des vraies découvertes d’importance et des véritables œuvres d’art.