Qui ne voit, que, depuis quelques semaines, le monde s’est emballé, dans la mauvaise direction ? Comme si certaines digues éthiques avaient toutes sautées en même temps :
Les dirigeants politiques, aux Etats-Unis, en Europe, au Japon, en Australie, et dans bien d’autres contrées, s’entendent joyeusement pour affirmer haut et fort leur droit de ne pas recevoir de réfugiés, en violation de toutes les conventions internationales. Les opinions publiques semblent s’y rallier sans aucune difficulté. Et les médias font, de plus en plus souvent, passer à la trappe l’annonce de la mort de centaines de personnes en pleine mer.
Cela ne concerne pas que les réfugiés : A trop voir de malheurs, de massacres, de chagrins, de ruines dans les médias, on finit par ne plus s’en émouvoir et par se replier sur soi, pour ne pas trop souffrir du malheur des autres. Et toutes les victimes sont de moins en moins traitées avec empathie.
De fait, partout dans le monde, les opinions publiques font preuve de plus en plus d’égoïsme, d’insensibilité ; l’altruisme, la bienveillance, la bonté, sont de plus en plus mal vus.
Il faut arrêter ce tsunami d’indifférence avant qu’il ne soit trop tard. Et prendre le temps, cet été, de réfléchir aux conséquences d’un tel désastre moral.
Car, si on n’y prend pas garde, si on laisse s’installer cette idéologie du chacun pour soi, de la claustration morale, cela ne s’arrêtera pas là : Si on est insensible au malheur des étrangers, victimes de guerres ou de trafiquants, on finira par déclarer tout le monde étranger, pour ne pas avoir à en prendre en charge le malheur. On considérera que soigner les plus pauvres n’est plus nécessaire ; que leur assurer le minimum vital n’est pas souhaitable ; que les chômeurs n’ont pas de raison d’être assistés ; que les handicapés n’ont pas à être aidés ; que les retraites n’ont pas à dépasser la capacité contributive de chacun. On pensera même que réduire les émissions de carbone n’est pas urgent, puisque le réchauffement climatique touchera surtout les générations futures.
En particulier, en Europe, et en France même, si on continue de glisser sur cette pente, de deux choses l’une : ou bien les partis extrêmes prendront le pouvoir, ou bien leur idéologie aura pris le pouvoir dans les partis majoritaires. Et il ne faudra pas compter sur les médias, affamés de lecteurs, et concurrencés par des réseaux sociaux largement dominés par les extrêmes, pour lutter contre ces nouvelles idéologies. Ni sur les ONG, qui seront de plus en plus isolées, à court de financement et discréditées. Ni même sur les intellectuels, qui n’auront un jour plus le choix qu’entre se rallier, se taire, ou s’exiler (mais où ?!)
La bienveillance, l’altruisme, la générosité, ne se divisent pas. Ne serait-ce que par un égoïsme bien compris : Nous avons besoin de faire preuve de bonté, si on veut qu’on en fasse preuve pour nous.
Profitons de cet été 2018, non seulement pour faire une pause égoïste et narcissique, comme on le fait si souvent en vacances, mais pour réveiller en chacun de nous notre capacité de nous émouvoir, de nous indigner, et d’agir. Pour sourire à l’autre, l’étranger, pas seulement le touriste, ou le voisin, mais aussi l’oublié, le sans abri, le réfugié. En pensant, en particulier, avec chagrin et rage à tous ceux qu’on aura laissé mourir noyés dans cette Méditerranée dans laquelle tant d’Européens vont, en toute inconscience, aller bientôt se baigner ou naviguer.
Si nous ne le faisons pas, si nous passons encore quelques mois dans cette cruelle indifférence, si nous continuons de nous vacciner contre le malheur des autres, ne nous étonnons pas si l’été 2019 soit celui du chacun pour soi, de la jungle absolue, de la barbarie ; non plus seulement à nos portes, mais dans nos villes, dans nos maisons.
Pour y parvenir, profitez de chacun instant de cet été, pour être à l’affût de chaque marque de bonté ou de bienveillance, donnée ou reçue. Les vacances s’y prêtent mieux qu’aucune autre période. On comprendra alors qu’il est si facile, et si porteur de joie, de sourire aux autres, à tous les autres. Et de leur rendre service.
Essayez, essayez vraiment. Même si vous croyez déjà le faire. Essayez plus encore. Vous ne le regretterez pas. Et vos enfants moins encore.
J@attali.com