S’il est une leçon qu’on peut tirer du lamentable non-débat sur les retraites, c’est bien l’extraordinaire impréparation de la France, et plus largement de l’Europe, à la maitrise des enjeux du long terme. Au point que le Président de la République, qui a pourtant encore quatre longues années devant lui, ne propose au pays qu’un agenda pour trois mois.
Contrairement à d’autres pays, il n’existe en France aucune réflexion sérieuse sur ce que le pays pourra devenir en 2030, dans 7 ans, c’est-à-dire demain matin ; et encore moins sur ce qu’il peut choisir de devenir en 2040 ou 2050.
Sous le label « France 2030 », on ne trouve qu’un plan d’investissement, certes significatif (54 milliards d’euros) visant à fournir au pays une autonomie dans quelques secteurs clés, et une mise à niveau de la formation supérieure dans ces mêmes secteurs ; et rien pour penser les autres dimensions du pays en 2030, et encore moins en 2040 ou 2050.
On laisse alors proliférer des fantasmes, rarement iréniques, sur ce qui nous attend et on accorde plus de poids aux prévisions pessimistes et déclinistes qu’aux solutions possibles.
De fait, bien des menaces pèsent sur le pays ; d’autant plus qu’étant aujourd’hui un des plus riches, des plus sûrs, des moins inégaux du monde, avec un climat particulièrement tempéré, bien des gens peuvent légitimement avoir le sentiment que cela va si bien que cela ne peut qu’aller plus mal.
L’absence de prévisions sérieuses, réalistes, démocratiquement débattues et partagées, le refus de chercher des causes pour se contenter de boucs émissaires, laisse alors toute la place aux chantres du catastrophisme sommaire et aux propositions populistes les plus extrêmes. Cela crée en même temps les conditions de la réalisation de ces prédictions extrêmes, puisque, faute de penser sérieusement l’avenir, on refuse d’agir pour l’orienter à temps vers le meilleur et on finit par paniquer au dernier moment devant des problèmes qu’on aurait pu résoudre, si on s’y était pris correctement bien avant ; on sombre alors dans la recherche de boucs émissaires, faute d’avoir pris le temps de chercher des solutions nécessairement complexes à des problèmes complexes.
Le refus de prévoir est une des dimensions d’un ennemi mortel de l’humanité : la procrastination. Si on avait tenu compte il y a trente ans des premières prévisions du GIEC on aurait planté d’autres espèces végétales que celles qui peuplent aujourd’hui nos champs et nos forêts. Un problème pris à temps, parce qu’on l’a prévu, est bien plus facile à résoudre que si on l’a laissé enfler. C’est parce qu’on ne prend pas les problèmes à temps qu’on crée les conditions du pire. C’est l’aveuglement des partis théoriquement réformistes qui fait le lit des partis populistes.
Un pays, comme une entreprise, une famille ou une personne, ne peut rien construire de grand ni d’exaltant, ni de sérieux, ni de consensuel, ni d’empathique s’il ne pense pas à ce qu’il ou elle peut devenir dans le long terme. Il faut pour cela faire l’effort d’identifier les invariants, de déceler ce qui est menacé de disparaître et ce qu’il serait urgent de faire naître. Certaines personnes, certaines entreprises mènent de telles réflexions ; certains acteurs publics aussi. Trop rarement ; et trop confidentiellement.
Une telle réflexion, si elle avait été menée il y a quelques années, à l’échelle du pays tout entier, nous aurait évité de nous trouver aujourd’hui avec des lacunes énormes dans la maitrise des secteurs stratégiques, dans nos approvisionnements en ressources vitales, dans le désordre urbain et la désertification rurale, dans l’artificialisation des sols, dans l’insuffisance des énergies renouvelables, dans l’insuffisance dramatique du nombre de médecins, d’infirmières, de professeurs, d’ingénieurs, dans la maitrise de nos dettes et dans l’équilibre de nos retraites.
Il n’est pas trop tard. Et rien ne serait plus exaltant que de se lancer dans une telle réflexion. C’est sans doute rêver, mais imaginons un moment que chaque commune, chaque département, chaque région, chaque ministère, chaque entreprise, chaque association, chaque famille, et même chacun de nous, nous lancions une vaste réflexion sur ce que nous pourrions devenir en 2050 ou, même, pourquoi pas, au siècle suivant. Après tout, ceux qui naissent aujourd’hui ont toutes les chances d’être encore là quand commencera le vingt deuxième siècle. Il est plus que temps de regarder l’avenir en face.
Tableau : Caspar David Friedrich, Le Matin, 1821