On me traite trop souvent de Cassandre pour que je ne prenne pas garde à éviter de me laisser entraîner à ne voir que les risques et à oublier les opportunités. Cependant, je suis convaincu qu’on ne peut saisir les opportunités que si on a analysé lucidement les risques. Sans se payer de mots : les peuples, les entreprises, les familles, les individus, qui survivent le mieux face aux tempêtes sont celles et ceux qui ont affronté courageusement les risques qu’ils encourent, et qui ont réagi à temps pour les maîtriser.
Parlons ici des risques et des opportunités de la France et de l’Europe. Je vois bien, comme tout le monde, leurs formidables potentialités :
Il y a peu de régions du monde où il fait meilleur vivre ; le mode de vie européen est considéré par presque tous les peuples, sinon par leurs dirigeants, comme le plus enviable. C’est là qu’est organisée la meilleure protection sociale, et que sont versées les retraites les plus décentes. C’est là que tous les enfants ont droit à une éducation de base à peu près complète.
Et la meilleure preuve en est que c’est là, (avec les Etats-Unis et le Canada, moins aisément accessibles), que se dirigent, en risquant leurs vies, tous ceux qui, venus d’Afrique, d’Amérique Latine et d’Asie, ne peuvent plus vivre et faire vivre leurs enfants dans leurs pays.
Je vois bien aussi leurs formidables potentialités pour l’avenir :
Un pays et un continent moins touchés que d’autres par le réchauffement climatique. Une agriculture prospère. Un système de santé et d’éducation exceptionnels. Tout pour rester le paradis de l’avenir. Plus encore quand on le compare aux Etats-Unis, où l’obésité, la drogue, le racisme structurel, l’écart des richesses, le poids de la finance et des ultrariches réduiront la démocratie à une farce. Et à la Chine, dictature épouvantable, où les riches ne sont que les valets des dirigeants du parti et où le peuple est entretenu dans une fringale de consommation pour oublier l’absence de libertés. Dans ces deux superpuissances, des catastrophes évidentes s’annoncent. Et l’Europe aurait une grande place à prendre, comme future superpuissance.
Et pourtant…
Pour ce qui est de la France : une dette publique abyssale, un déficit extérieur catastrophique, (unique parmi les pays développés), un chômage qui ne se réduit pas au-delà d’un plancher très élevé, une mobilité sociale catastrophique, des zones de non-droit de plus en plus étendues, une partie de la jeunesse, (des garçons surtout), sans espoir d’échapper à un destin clos, un système éducatif public en voie de prolétarisation, un système de santé paupérisé, une armée sans moyens crédibles pour aucune arme, sauf la dissuasion. Et plus encore, une perte vertigineuse de confiance dans les institutions et dans toutes les formes d’autorité et de respect à l’égard des acteurs de la vie familiale, politique, administrative, judiciaire, policière, éducative et médiatique. Un pays au bord de l’effondrement et qui ne le sait pas.
Pour ce qui est de l’Europe : un ensemble trop vague, trop flou, trop disparate, sans vision ni projet commun, avec des intérêts stratégiques qui devraient être communs et qui ne le sont pas. Une industrie incapable de répondre aux grands enjeux de l’avenir, ni dans la maîtrise du digital, ni de la biotechnologie. Aucune maîtrise de ses besoins en énergie. Une dépendance totale du reste du monde pour sa défense et sa sécurité numérique. Et bientôt, dès que les Chinois s’y essaieront, un tsunami balayera les industries automobiles européennes. Aucune pensée globale de transition écologique. Enfin, une défense inexistante, telle que, si, dans un an, le prochain président américain décidait de retirer ses troupes d’Europe, (ce qu’aurait fait Donald Trump), les troupes russes seront vite, et sans coup férir, aux frontières de la Roumanie, de la Tchéquie, de la Slovaquie et peut-être même de l’Autriche.
Enfin, pour l’un comme pour l’autre, un réchauffement climatique qui rendra inévitablement plus coûteux l’alimentation, le logement, les transports, sans que soit organisé et même pensé le transfert de la production et de la consommation vers les secteurs de l’économie de la vie, qui pourraient rendre compatible le court et le long terme, sans réduire le pouvoir d’achat des classes populaires.
Il faut affronter au plus vite ces menaces si on ne veut pas voir la France et l’Europe tomber entre les mains de l’extrême droite, qui échouera en faisant de l’immigration la cause unique de tous ces maux.
Sonner le tocsin. Déclarer la mobilisation générale. Qui aura le courage de le faire ?
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