Depuis l’Antiquité la plus ancienne, des parents ont préféré enseigner ce qu’ils savaient à leurs enfants plutôt que de les confier à des institutions spécialisées. C’est même ainsi que se sont transmises les compétences agricoles, rurales et artisanales. Et ce n’est qu’au 17ème siècle, dans les pays nordiques d’abord, qu’est arrivée l’idée d’une école enseignant des bases communes à tous et pas seulement chargée de permettre aux enfants de lire les textes religieux, comme les diverses églises ou religions ont tenté de l’imposer depuis au moins 2000 ans. Il restait alors quelques esprits chagrins qui refusaient de confier leurs enfants à ces écoles et qui préféraient leur enseigner eux-mêmes ce qu’ils croyaient essentiel. Ainsi, le jeune Blaise Pascal et (un peu aussi) sa sœur Jacqueline, dont le père prit soin de leur enseigner lui-même les sciences, que les écoles religieuses ne voulaient pas entendre parler.
Tout au long des siècles suivants, l’école a représenté une formidable libération des contraintes imposées par un enseignement religieux obscurantiste. Elle l’est encore, dans bien des continents, et parfois même en Europe, et en particulier en France, où on a même interdit l’enseignement à domicile, pour protéger les enfants d’une dérive sectaire. Enseigner reste un métier très sérieux.
À l’autre bout d’un spectre, un autre courant est apparu. D’abord aux États-Unis et pour les universités. Quelques entrepreneurs ayant très bien réussi, comme Peter Thiel, cofondateur de PayPal et l’un des premiers investisseurs de Facebook, ont lancé depuis 2011 un programme visant à donner à de jeunes sortants de l’équivalent du lycée, les moyens de créer leurs entreprises sans avoir à passer par l’université. Plus récemment, avec d’autres, ce même Peter Thiel mène une campagne beaucoup plus frontale contre les universités les plus prestigieuses. Pour lui, en échange de formations de mauvaise qualité, pas du tout adaptées aux besoins futurs des marchés, on endette toute la jeunesse (au moins 100 000 dollars par étudiant). Il prône le développement des études professionnalisantes courtes, pour apprendre ensuite en travaillant des compétences qu’aucune université ne peut offrir.
Il n’est pas le seul à le faire : en France, bien des jeunes ayant échoué dans le système scolaire et universitaire classique connaissent des réussites fulgurantes dans des écoles privées parallèles, où les étudiants apprennent avec leurs pairs, en particulier dans les domaines du codage.
Cela va maintenant beaucoup plus loin : de grandes entreprises, pour l’instant surtout américaines, parcourent les collèges à la recherche de lycéens prometteurs à qui elles expliquent qu’ils n’ont aucun intérêt à faire des études supérieures ; et encore moins à s’endetter pour cela, puisque les métiers d’avenir ne sont pas enseignés dans les universités. Et ce, alors même que l’entreprise pourrait les engager tout de suite, leur payer un bon salaire, les former pendant 2 ans et les engager au plus vite dans des métiers d’avenir, sans qu’ils aient à perdre leur temps à apprendre des choses qui ne leur serviront jamais à rien. Ce phénomène n’est plus minuscule ; il est encore marginal. Il remet profondément en question le modèle même de l’enseignement supérieur, et demain du secondaire.
Les grandes écoles, les universités, auraient tort de négliger cette tendance. Elle arrive au moment où, à la différence de ce qui se passait depuis au moins 2000 ans, les métiers qu’exerceront les jeunes sont inconnus. Et cela ne concerne pas seulement les métiers de l’informatique ou de la biologie. Tout, maintenant, est emporté dans des mutations majeures. Les universités perdent de plus en plus toute légitimité pour enseigner. On le voit déjà avec l’importance majeure qu’ont pris les stages dans les cursus de formation. Au point que bien des écoles ne sont presque plus que des centrales de placement de leurs étudiants dans les entreprises.
Pour survivre, elles devront accepter un principe révolutionnaire, qui est, pour moi, depuis longtemps, une évidence : se former est une activité socialement utile, méritant rémunération. Un des plus vieux métiers du monde, celui de médecin, le sait depuis longtemps. Et il faudra rémunérer les étudiants dès leurs premières années d’études : les universités devront pour cela nouer des partenariats de plus en plus étroits avec des entreprises, ou devenir des entreprises elles-mêmes (et pas des entreprises d’éducation) ; au risque de se faire accuser de « marchandiser » l’enseignement supérieur. Elles devront être à la pointe de la recherche et de l’innovation. Elles devront former en permanence leurs enseignants aux métiers à venir. Comme le dit un très joli film récent de Thomas Lilti : enseigner sera, plus que jamais, « un métier sérieux ».
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