Une maladie extrêmement grave menace de gagner toute la société française. Peu a peu, sans qu’on y prenne garde, elle s’insinue partout. Bientôt, elle aura fait tant de dégâts que ses dommages seront irréversibles.
Cette maladie, si surprenante, apparemment si insignifiante et anecdotique, est celle qui consiste en utiliser de plus en plus, pour s’exprimer, des abréviations, des demi-mots, au lieu des mots complets.
Cette manie se cantonnait d’abord a certains milieux. En particulier ceux du monde du spectacle, de la communication et de la publicité. On parle depuis longtemps d’une expo, de ciné, de com, de pub. Puis on a parlé de distrib, de prod, de conso, conf, redac, medoc, proto.
Cette manie, apparemment inoffensive, gagne désormais tous les milieux, même les plus légitimes. J’ai ainsi entendu récemment un grand policier, responsable du GIGN, parler de « terro » pour designer des terroristes.
De fait, chacun d’entre nous peut compléter cette liste avec ses propres tics et ceux de ses amis.
On peut trouver cela sans importance. On peut penser que d’autres sujets méritent d’avantage d’attention.
Ce n’est pas mon avis. Il ne faut jamais négliger de traquer les signaux faibles de changement. Et les tics de langage en font partie. Aussi, cette nouvelle manie mérite-t-elle au moins d’être décryptée, comprise, remise dans son contexte.
Elle cache une volonté de faire croire en une compétence ou une expérience particulière, qui serait masquée, et que l’abréviation désignerait comme signifiante, pour un milieu restreint.
Elle veut signifier aussi que le mot complet serait si souvent utilisé par ces professionnels qu’il serait légitime, pour eux, de l’abréger; parce qu’entre professionnels, on se comprend. Et parce que ceux qui ne le sont pas doivent reconnaitre par là, la compétence spécifique de ceux qui parlent ainsi.
Ceux qui ont un vrai vocabulaire spécifique, comme les médecins, ou les avocats, n’ont pas besoin de ce leurre. Et pourtant, certains désormais s’y plient. Comme si parler a demi mot était devenu une condition nécessaire et suffisante pour faire reconnaitre une légitimité.
Si on n’y prend garde, notre langue, et notre façon de parler en seront irréversiblement atteints. Et d’autres choses plus graves s’y joueront.
D’abord, chacun pensera bientôt que ne pas le faire est signe d’incompétence ou d’inexpérience; et on verra ces abréviations se glisser dans tous les métiers a la recherche de reconnaissance. La politique n’en sera pas exclue. Les professeurs dans les écoles seront contraints de s’incliner et d’accepter ce vocabulaire, et même de le créer eux mêmes. On parle déjà depuis longtemps de « pedago » et de « prof ». Bien d’autres demi-mots s’y multiplient.
Ensuite parce qu’une langue se vide de sa valeur si les mots sont amputés et ne disent plus tout ce qu’ils ont a dire. Ceux qui n’utilisent que 300 mots n’utiliseront alors bientôt plus que 300 demi mots. Qui a quoi a y gagner?
Aussi parce que cela révèle une société de l’apparence, de la fausse compétence. Dites vous bien que, quand vous entendrez un professionnel utiliser une telle abréviation, c’est souvent parce qu’il veut faire croire a une compétence et a une expérience inexistante.
Enfin, parce que cela valorise au-delà du légitime des métiers nouveaux, remarquablement rémunéré même s’il n’exigent aucune compétence particulière.
Rien n’est plus utile pour soi et pour les autres que de déployer les mots dans toutes leurs dimensions. Les mutiler, les piétiner, n’annonce rien de bon. Les défendre est une petite bataille nécessaire. Et la démocratie n’exige rien d’autres qu’une infinité de ces combats en apparence dérisoire, en réalité essentiels.