Deux livres très récents, écrits par deux grands historiens spécialistes de la France pendant la Seconde Guerre mondiale (La République assassinée de Michele Cointet et Le procès Pétain de Julian Jackson), nous amènent à réfléchir à l’avenir de ce pays, à partir d’une des pages les plus noires de son Histoire : la collaboration.

Même si beaucoup d’autres livres importants ont été écrits sur cette période, (à commencer par L’étrange Défaite de March Bloch, immense historien et grand résistant fusillé par les nazis juste avant leur défaite), ces deux-là, que j’ai pris le temps récemment de lire la plume à la main, nous donnent, à la lumière de ce que les archives nous ont révélé, une image nouvelle, d’une extraordinaire actualité, de ce que fut notre pays en ces temps, de ses forces, de ses faiblesses et des raisons pour lesquelles il en est là aujourd’hui. Notre pays n’a pas su, ni voulu, jusqu’aux années récentes, affronter son passé ; il n’en a pas encore tiré les leçons lui permettant de ne pas refaire les mêmes erreurs ; il s’est inventé un passé et en a fait légende.

Contrairement à cette légende, l’infrastructure militaire et administrative de la France, qui s’est effondrée en quelques jours, n’était pas très loin d’avoir réussi à avoir les moyens de résister à l’armée nazie ; il aurait fallu pour cela commencer seulement quelques années plus tôt le réarmement et le mener vraiment à marche forcée. Gauche et droite, patronats et syndicats, s’y étaient opposés.

Contrairement à cette légende, l’arrivée au pouvoir du maréchal Pétain ne résulte pas d’une décision voulue par tous les Français unanimes réunis autour d’un grand chef militaire, ni d’une cabale de mouvements pacifistes. Mais d’une misérable manœuvre de quelques politiciens, qui pensaient que le vieux soldat n’obtiendrait pas l’armistice et serait obligé de se retirer au bout de quelques jours en leur faveur. Il s’en est suivi un effondrement, dans la lâcheté générale ; puis un coup d’Etat.

Contrairement à cette légende, l’appel du 18 juin 1940, qui commença de sauver l’honneur de la France, avec tous les autres résistants restés en France, doit beaucoup aux circonstances : sans la présence à Bordeaux de l’avion qui l’avait ramené la veille de sa mission en Grande Bretagne, jamais de Gaulle n’aurait pu se trouver à Londres au moment de l’armistice.

Contrairement à cette légende, le maréchal Pétain fut loin, pendant toute la guerre, d’être dépassé par les évènements ou atteint par les ravages de l’âge, comme le montre encore ses réactions dans les ultimes minutes de son procès, et son attention extrême, personnelle, pendant toute la guerre, à durcir le statut des Juifs et à donner à Hitler tous les gages de sa volonté personnelle de collaboration.

Contrairement à cette légende, son procès n’a pas été l’occasion de mettre à plat la collaboration et d’affronter les causes profondes de la défaite. Malgré quelques témoignages magnifiques, dont celui de Léon Blum, l’essentiel des audiences furent occupées par des disputes entre un président du tribunal qui fut au moins aussi « collabo » que le procureur, et trois avocats soucieux de se voler la vedette l’un à l’autre, sous le regard d’un public souvent mondain et distrait, dans une salle minuscule et écrasée par la chaleur.

Contrairement à cette légende, le Maréchal ne fut pas confronté à ses pires crimes. En particulier, il ne fut pratiquement pas du tout question, pendant les trois semaines que dura ce procès, du sort des Juifs en France, dont d’ailleurs peu de gens parlèrent sérieusement jusqu’au milieu de la décennie 70.

Quelles leçons peut-on en tirer pour aujourd’hui ? Bien sûr, comparaison n’est pas raison et la situation de la France est à mille égards très différente et bien meilleure qu’à la veille de la défaite de 1940. Il n’empêche : une nouvelle défaite brutale, d’une autre nature, de nouveau apparemment inexplicable, nous menace. Faute, une nouvelle fois, d’avoir fait l’effort nécessaire, à temps, pour préparer l’avenir social, culturel, politique, financier, industriel et géopolitique du pays.

Si de grands historiens, avec le même sérieux que Cointet et Jackson et avec le même recul, (c’est-à-dire dans 80 ans, en 2104), analysent la situation d’aujourd’hui, ils auront sans doute le même regard consterné qu’eux devant un Etat en quasi-faillite, des dictateurs menaçants à nos portes, des institutions malmenées, certains chefs d’entreprise qui ne pensent qu’à leurs finances, des minorités mal intégrées, une vie politique d’une extrême violence, un retour décomplexé de l’antisémitisme et de la xénophobie, des gens lucides qui crient dans le désert, des petites ambitions qui s’entrechoquent, de soit disant élites trop souvent narcissiques, qui se battent pour des postes, qui se refusent à affronter à temps les problèmes difficiles, qui se rejettent les responsabilités les uns sur les autres. Jusqu’à ce que quelques-uns, peut-être, une nouvelle fois, fassent le sacrifice de leurs vies pour sauver, pour un temps, le pays d’une décadence annoncée.

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Image : ©PHOTOS D’INFORMATION INTERNATIONALE (INP) / AFP