Pendant la sixième décennie du 20e siècle, un mouvement intellectuel et politique fulgurant, l’Internationale Situationniste, avait développé l’idée que la société moderne n’était plus qu’un spectacle donné aux humains. Dans un des livres phares de ce mouvement, « La société du spectacle » Guy Debord écrivait en 1967, que les individus regardent des “images” pour se consoler de la pauvreté de leur existence “soumise aux exigences routinières du travail et de la vie bourgeoise”. Pour lui, consommer des biens n’était qu’une façon de ne pas vivre vraiment et de se contenter d’avoir le spectacle de la vie : “Chaque marchandise, que ce soit une voiture ou un voyage ou une visite au musée, écrivait-il, promet une vie heureuse et remplace l’expérience directe de la réalité”. Ainsi s’est développé l’idée, si bien développée ensuite par Raoul Vaneigem et Jean Baudrillard, que nos sociétés ne seraient que des lieux de spectacle, où nous ne vivrions qu’une vie de simulacre, canalisée dans l’accumulation d’objets, pour le plus grand bénéfice des seuls maîtres du capital et dans laquelle toute consommation marchande ne serait qu’une forme d’aliénation.

Ces livres et l’ensemble du mouvement qu’ils ont incarné, ont eu une très grande influence sur les événements qui ont suivi dans le monde entier. On en a retrouvé des traces profondes dans la politique, l’enseignement, le journalisme, l’architecture, l’urbanisme, la littérature, la publicité, le cinéma. La réponse que ces intellectuels proposaient pour échapper à cette société du spectacle (vivre des situations réelles, d’où le nom du mouvement « situationniste ») s’est retrouvée dans celles de nombreux mouvements écologiques, en particulier dans l’appel à fuir les grandes villes. Jusqu’à se fracasser par leurs excès, Jean Baudrillard allant même jusqu’à nier l’existence même de la guerre d’Irak, qui n’aurait été qu’un spectacle et rien d’autre.

Aujourd’hui, cette intuition si féconde trouve une dimension nouvelle dans l’addiction aux réseaux sociaux : ce n’est plus seulement en accumulant des choses qu’on se contente de vivre le spectacle du monde, mais littéralement en consommant des images et en se donnant soi-même en spectacle sur ces réseaux. Ceux qui passent la moitié de leurs journées et de leurs nuits à faire défiler des images sur leurs téléphones, et à s’y donner en spectacle, ne reçoivent en échange que la gratification sommaire d’une approbation anonyme sous forme d’un cœur ou d’un pouce levé. Cela prend une dimension plus grande encore avec des technologies dépassant celles des réseaux sociaux, celles de l’intelligence artificielle, qui permettent et permettront bientôt à chacun de vivre de plus en plus dans des conversations et des relations avec des êtres artificiels, qui auront tout de l’humain, sinon qu’ils n’en seront pas. Nous serons alors passés d’une société du spectacle à une société du simulacre.

Ce sera plus vrai encore quand on aura compris que toutes ces technologies ne font qu’en préparer d’autres, bien plus puissantes, et qui peuvent être formidablement utiles : les technologies de simulation.

De tout temps, les humains ont simulé leurs décisions avant de les prendre, en évaluant ce qui se passerait dans diverses hypothèses. On en fait soi-même l’expérience plusieurs fois par jour. Depuis trois mille ans au moins, les stratèges militaires simulent des conflits avant de lancer leurs armées à l’assaut. De tout temps encore, les hommes ont construit des maquettes de leurs bateaux, de leurs maisons, de leurs machines, avant de les construire. De tout temps, enfin, les humains ont simulé des vies qu’ils n’ont pas : quel enfant n’a pas joué à la guerre, ou à la maternité, ou à la marchande. Et la simulation a toujours occupé une place importante dans la sexualité et l’érotisme. Depuis un siècle, des modèles mathématiques et économétriques plus ou moins réalistes tentent de simuler ce qui se passe si on prend telle ou telle décision dans une entreprise, ou dans un Etat.

Au total, de tout temps, on a simulé à la place de le vivre, ou pour se préparer à le vivre.

Les technologies numériques, dont celles de l’IA, donnent à ces simulations des moyens renouvelés extraordinaires. Des entreprises, (dont certaines des meilleures mondiales sont françaises), ont développé des techniques de simulation qui font gagner énormément de temps et d’argent dans de très nombreux processus de production. On peut ainsi faire des maquettes numériques, ou des jumeaux numériques, d’un immeuble, d’un stade, d’un hôpital, d’un quartier, d’une ville, d’un réseau d’autoroutes, ou de voiries urbaines, avant même de se risquer à les construire ou pour les transformer. On simule aussi numériquement des vêtements, des médicaments, des usines, des avions, des armes.

Les jeux vidéo, en permettant à chacun de simuler qu’il est un grand joueur de football ou un grand guerrier, participent d’une éducation des nouvelles générations à cette vie où on sera passé du spectacle au simulacre et du simulacre à la simulation numérique.

C’est ainsi qu’il faut, je crois, comprendre, la grande mutation en marche : comme l’informatique n’était qu’une étape conduisant à l’Intelligence Artificielle, celle-ci n’est qu’une étape conduisant la simulation numérique. Et je prends le pari que les entreprises de simulation ont un avenir au moins aussi prometteur que celles de l’Intelligence artificielle, qui s’y lanceront.

Toute la question sera de savoir si ces technologies permettront seulement de simuler des vies au lieu de les vivre ou au contraire de simuler des choix avant de les prendre. Ce sera tout le rôle de l’éducation, et de la politique, que d’aider à en faire des outils de liberté et non d’une nouvelle forme d’aliénation.