La précarité alimentaire, une fatalité ?

Prospective, Société

En 2022, selon les dernières statistiques disponibles, plus de 740 millions de personnes ne mangeaient pas à leur faim ; soit près de 20 % de la population de l’Afrique, 8,5 % de l’Asie, 6,5 % de l’Amérique et 4% de l’Europe. 260 millions d’entre eux sont en situation de sous-alimentation critique… Plus encore manquent d’eau potable. Plus de 16% des Français déclarent ne pas manger à leur faim. En 2023, on laisse des centaines de millions d’enfants et d’étudiants aller à l’école, le ventre vide. Et ces faits ne sont pas prêts de disparaître : selon la Food and Agriculture Organization (FAO), en 2030, plus de 600 millions de personnes dormiront encore le ventre vide.

Est-ce une fatalité ? On feint de croire que le problème se réglera de lui-même. Et bien des gens espèrent toujours, plus ou moins consciemment, que tout le monde sera un jour un consommateur solvable. C’est une croyance illusoire : le marché et la croissance économique ne feront pas disparaître la faim.

En attendant, on laisse la responsabilité de gérer cela à des organisations caritatives qui, depuis des siècles, organisent des soupes populaires, sous les noms les plus divers, parfois avec une aide des États.

En France, en 2023, 156 millions d’euros d’argent public sont consacrés par l’État à l’aide alimentaire ; et d’autres moyens sont consacrés aux cantines scolaires. Aux États-Unis, le programme « SNAP (Supplemental Nutrition Assistance Program) » fournit une carte valant subvention pour acheter de la nourriture (mais pas d’alcool, ni de tabac, ni de produits non alimentaires) à 41 millions de personnes ayant un bas revenu, peu de patrimoine et au moins un citoyen américain dans le ménage. Par ailleurs, le programme « CSFP (Commodity Supplemental Food Program) » fournit à 700 000 personnes âgées ayant des revenus égaux ou inférieurs à 130 % du seuil de pauvreté fédéral, des colis alimentaires spécifiquement conçus pour compléter les apports nutritionnels, qui semblent aider à éviter des hospitalisations coûteuses et des placements en maison de retraite. En Inde, le « Mid Day Meal Scheme », fournit des déjeuners gratuits à 120 millions d’enfants dans plus de 1,27 million d’écoles. Au Brésil, le programme « Fome Zero », lancé en 2003 par Lula, pose, seul, le principe d’un « droit à l’alimentation » comme priorité politique. Il a ainsi diminué la malnutrition de moitié en 6 ans et a significativement amélioré le niveau de vie, la santé et la qualité de vie de la population.

Ce ne sont que des balbutiements : ne pourrait-on considérer que l’accès à une nourriture saine (et à l’eau potable) constitue un droit de l’Homme, au même titre que l’éducation et la santé, considérées comme des conquêtes sociales ? Certains y ont même ajouté, au moins de façon théorique, plus récemment, un droit au logement.

Tous les arguments qu’on y oppose ne tiennent pas. On dit par exemple que fournir de la nourriture gratuitement serait permettre à ceux qui auraient les moyens de la payer de s’acheter plus de jeux vidéo ou d’écrans plats ; importés de surcroît. Outre le caractère indécent d’un tel regard sur les plus pauvres, c’est oublier que le même argument pourrait s’appliquer pour l’éducation et pour la santé.

On objecte aussi que, si la collectivité a intérêt à ce que chacun se soigne ou s’éduque, elle n’a aucun intérêt à ce que chacun mange à sa faim. Entendez-vous ce qu’une telle phrase a de scandaleuse ?

On objecte encore qu’il ne serait pas possible d’organiser une telle distribution. Quels produits acheter ? À qui ? Comment les distribuer ? En quelles proportions ? Comment organiser la variété dans les menus ? Comment s’adapter aux goûts de chacun ? Ces questions ne me semblent pas plus complexes que l’organisation d’un système de chirurgie cardiaque ou d’une cité scolaire. Et ce qui se passe déjà, dans les systèmes existants, montre que c’est possible.

On touche cependant là à l’essentiel de la difficulté. À supposer qu’un gouvernement veuille accorder ce droit, il devrait, d’une façon décentralisée, mettre à la disposition de chacun des bons nominatifs, permettant de se procurer dans tous les magasins (qui voudraient bien les vendre), certains produits alimentaires, aussi frais et naturels que possible, avec une variété de choix aussi grande que possible ; en évitant les produits utilisant des sucres artificiels, de la viande rouge, et autres poisons. Ces produits seraient proposés à la puissance publique par des fabricants qui passeraient des marchés publics pour les acquérir. Exactement comme dans les cantines. En protégeant, dans les négociations de prix, l’intérêt des paysans qui les produisent. Si quelqu’un ne voulait pas utiliser ces bons, ou avoir plus d’aliments, ou autre chose, libre à lui d’acheter sa nourriture dans d’autres rayons du même magasin ou dans d’autres. Les économies de santé qui en découleraient suffirait très largement à le financer.

j@attali.com

Image : Des bénévoles de la Banque Alimentaire à Bordeaux. © Crédit photo : Claude Petit / Sud Ouest

 

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