Beaucoup trop de Français se couchent, puis partent à l’école ou au travail en ayant faim.
Même si beaucoup a été fait pour ouvrir aux étudiants des repas bon marché, et pour offrir des petits-déjeuners en crèche, le cri d’alarme lancé par le président des Restos du Cœur doit conduire à reconnaître un grave échec des politiques sociales françaises.
Depuis 40 ans, alors que la gestion sociale du pays a été également partagée entre la gauche et la droite, personne n’a réussi à faire disparaître ce que Coluche pensait un scandale passager quand, pour la première fois, il est venu me parler de son idée d’organiser, pendant un an ou deux, des collectes pour fournir des repas aux plus pauvres du pays. Très vite, il a compris que cela ne serait pas une parenthèse, mais un besoin durable, qui viendrait compléter l’action d’autres organisations du même genre, déjà présentes sur le terrain. Puis, l’idée lui vint, et il l’aurait fait si un camion n’avait mis fin à sa vie, de généraliser le projet à l’échelle de la planète. Nous avions même commencé à y travailler ensemble.
Aujourd’hui, pour en rester à la France, pays très développé, très riche, qui s’enorgueillit de son agriculture, de son alimentation, de son industrie agroalimentaire, et de l’ampleur de ses dépenses sociales, la situation est tragique :
Selon les chiffres du baromètre annuel du Secours Populaire, 18 % des Français (dont 31 % des ouvriers, 25 % des employés et 24 % de ceux ayant un niveau d’études inférieur au baccalauréat) sont à découvert ; 53 % des Français affirment être incapables d’épargner ; 38 % ont vécu une situation de pauvreté et 58% craignent d’y tomber, ce qui est énorme ; 52 % reconnaissent ne plus faire trois repas par jour, et ils sont même 15 % à se priver d’au moins un repas régulièrement ; 45 % ont rencontré des difficultés à payer leurs dépenses d’énergie. 46 % ont par ailleurs du mal à faire face aux dépenses liées à leurs enfants, comme la nourriture, les fournitures scolaires, les vêtements et la cantine, sans parler des livres et de la culture. Sur chacun de ces aspects, la situation est pire que les années précédentes.
On ne doit pas croire ceux qui, scandaleusement, dénoncent comme des « passagers clandestins de la misère » ceux qui iraient se fournir aux Restos du Cœur alors qu’ils auraient les moyens de payer leur nourriture. Ni ceux qui mettent en avant les choix supposés aberrants de dépenses dans certaines familles, où tout l’argent du ménage irait à l’alcool, aux téléphones portables, aux jeux vidéo, ou aux écrans plats. Rien ne vient confirmer ces hypothèses.
La pauvreté est réelle. La très grande pauvreté l’est d’avantage. Et, pire encore, la menace d’une précarité, qui concerne maintenant plus de la moitié des Français, est désormais d’actualité.
Certes, il faut féliciter les associations qui remplissent des missions de service public à la place de l’État et, à moindre frais, puisqu’elles mobilisent un très grand nombre de bénévoles. Et on doit remercier tous ceux qui y contribuent, par leur argent ou leur temps.
Certes, tous les Français gagneraient à mieux gérer leurs budgets, à mieux prévoir leurs dépenses et leurs gains sur l’année, à savoir quand et comment épargner ; et c’est un service que toutes les banques devraient rendre gratuitement à tous leurs clients, qui justifieraient leurs existence et leurs profits.
Mais l’experience m’a montré que les plus démunis sont ceux qui gèrent le mieux leur budget ; et que prévoir la misère, ou la soulager dans l’extrême urgence, ne la fera pas disparaître.
La situation exige des changements bien plus radicaux : une augmentation significative des bas salaires, (et donc aussi de ceux qui suivent sur la grille générale), une réduction de la part des dividendes dans la répartition des profits, une attribution significative et systémique d’actions des entreprises à leurs salariés, une fiscalité plus juste sur les bas revenus, et bien plus élevée sur les successions (au moins sur les successions en ligne indirecte). Il faudrait aussi canaliser au mieux l’usage de ces nouveaux moyens pour qu’ils n’aillent pas aggraver le déficit extérieur, ni augmenter les consommations des secteurs de l’économie de la mort, ce qui viendrait ensuite aggraver les dépenses de santé et détruire l’environnement. Sans préjudice de ce qu’il convient de faire aussi en matière de santé et d’éducation.
De tout cela, il est urgent de débattre. Au moins. Et on pourrait espérer qu’on en parle au plus vite au Parlement, qui est le véritable cœur de la démocratie. Il est même incroyable que les partis de gauche actuels, dont cela devrait être la mission, n’en fassent pas leur principal cheval de bataille et ne proposent pas pour cela un plan détaillé, financé, réaliste, et compatible avec nos engagements internationaux. C’est possible. Et c’est urgent, si on ne veut pas que la colère devienne exaspération. En France, on a fait des révolutions pour beaucoup moins que cela.
j@attali.com
Image : Un bénévole des Restos du Coeur lors d’une collecte nationale dans un supermarché de Saint-Laurent-du-Var (Alpes-Maritimes, 4 mars 2023, © SYSPEO/SIPA.