Les nouvelles technologies ne s’installent jamais par hasard. Elles s’agencent, l’une après l’autre, dans une logique historique claire qu’il faudrait être aveugle pour ne pas voir : libérer l’homme des tâches les plus pénibles ; en le dotant d’artefacts. Mais, qui, en même temps vont, progressivement le transformer lui-même en un artefact. En un objet. Un objet marchand.
Et la blockchain va constituer une étape majeure dans cette évolution.
Les innovations s’installent dans la vie sociale des peuples dans un ordre logique : le levier avant l’engrenage, le moulin avant la machine à vapeur, le train avant l’automobile, le télégraphe avant le téléphone, la radio avant la télévision, l’avion avant la fusée. A chaque fois, il s’agit de permettre à l’homme de faire la même chose avec moins d’effort. Et avec plus d’énergie venue d’ailleurs.
Pour que ces innovations apparaissent, il faut que les hommes y soient incités par la nécessité d’un effort, par la conscience d’un manque, d’une rareté. Aussi rien n’est-il plus contraire à la dynamique du progrès marchand que l’abondance : le marché ne peut vendre que ce qui est rare.
Au point même que les marchés s’évertuent à rendre rare ce qui est abondant par nature. Ainsi des semences, à qui on interdit désormais de se reproduire.
Ainsi aussi des informations ou des données, abondantes par nature (quand je donne une information, je l’ai encore) et qu’on rend artificiellement rares par le brevet, par le droit d’auteur et, pour internet, par la vente d’abonnement à un catalogue.
Mais cette appropriation des données reste incertaine ; et telle est la fonction révolutionnaire de la blockchain : permettre de transférer irrévocablement la propriété d’une information. On en voit déjà les prémisses dans d’innombrables domaines, où la blockchain apporte un formidable progrès en permettant à chacun d’être mieux assuré de la fiabilité des informations qu’il reçoit, et de leur traçabilité ; et de ne pas céder ses propres données sans son consentement.
D’abord, c’est le cas de la monnaie. Elle est une information, rendue artificiellement rare, par le monopole de sa production accordé à une banque centrale. La blockchain permet de s’en passer. On le voit avec le bitcoin et d’autres monnaies de ce genre. Mais, plus encore, grâce à la blockchain, Facebook et Amazon, et tant d’autres entreprises pourront, peuvent déjà, créer leurs monnaies, sur un marché mondial. Ces monnaies rivaliseront avec le dollar et l’euro, quand ces firmes le décideront. On basculera alors dans ce que j’ai appelé « l’hyperempire du marché », c’est-à-dire un marché mondial sans règle de droit mondial. Donc, dans le chaos le plus absolu.
Ce sera ensuite le cas de toutes les autres informations : la musique, le cinéma, les jeux vidéo, les données de toutes natures. Tout deviendra propriété privée. Plus rare, plus sûre, plus chère.
De plus, à la différence de ce qui est abondant, ce qui est rare consomme beaucoup d’énergie pour être produit. La raréfaction de l’information ajoutera donc à la consommation mondiale d’énergie des montants très supérieurs aux économies faites, par l’usage même de l’information…
Imaginons ce monde. Le voulons nous ?
Pour le rendre vivable, il est urgent de le réguler : Comme toute technologie, son destin dépend du rapport de forces politiques qui en détermine l’usage. Bien conçue, la blockchain pourra, comme les innovations précédentes, être mise au service du mieux-être du monde et de la liberté. Il est urgent de s’en préoccuper.

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