Entre septembre 1939 et mai 1940, pendant que les gouvernements fasciste et nazi organisaient la production d’armements à marche forcée, les démocraties française, anglaise et belge, attendaient on ne sait quoi, confiants dans la protection illusoire de la ligne Maginot et de la Manche. Pour désigner cette période étrange, les Anglais parlèrent alors de « fausse guerre » (phoney war), ce que Roland Dorgelès traduisit à tort par « drôle de guerre » (funny war). On connaît la suite.

En cet automne 2020, nous vivons exactement la même chose : une sorte de parenthèse, étrange moment suspendu, avant que la catastrophe ne commence, si on ne fait rien. Une drôle de crise, sanitaire, économique, sociale, et politique.

Car il faut affronter les faits :

Le nombre de cas positifs explose, et explosera plus encore, si tant de gens continuent de vivre dans l’inconscience, et de se conduire d’une façon absurde. On pourrait alors découvrir que, comme en 1940, nous n’avons pas assez d’armes pour combattre : pas assez de matériel médical, et surtout, pas assez de personnel bien formé et bien payé pour le mettre en œuvre.

Le nombre de faillites explose ; 800.000 emplois ont disparu. Et cela ne fait que commencer : les défaillances d’entreprises pourraient s’accélérer, en particulier dans les secteurs les plus éloignés de l’économie de la vie ; le chômage devrait atteindre au moins 11% ; et, même, si on continue à ne pas agir d’une façon structurante, 14% ; ce qui entraînera, si on ne s’y prépare pas, une perte irréversible de compétitivité de nombreux territoires, une grande misère matérielle et un désespoir social extrême. A quelques mois des élections législatives allemandes, puis des élections présidentielles françaises. A la crise sanitaire, économique et sociale, succèdera alors une crise politique majeure, en particulier en France, en Europe ; de l’Europe.

Pour l’éviter, il faut immédiatement sortir de la drôle de crise ; dire clairement toutes les vérités, et agir, sans attendre que le pire ne nous atteigne.

Sur le plan sanitaire, il faut dire clairement, et au plus vite, que la pandémie actuelle est là au moins jusqu’à l’été prochain : c’est en effet le temps nécessaire, au mieux, pour disposer d’un médicament ou d’un vaccin. Il faut donc cesser de gérer cette crise au jour le jour, de confiner et déconfiner au hasard de chiffres quotidiens plus ou moins aléatoires. C’est en demandant aux citoyens de prendre conscience de la gravité de la situation et de se préparer à vivre avec la pandémie, pendant au moins les trois prochains trimestres, qu’on pourra obtenir de chacun de prendre les précautions nécessaires d’une façon libre ; et qu’on évitera d’avoir à imposer des mesures administratives radicales, quand la catastrophe aura été vraiment meurtrière.

Sur le plan économique et social, il faut dire clairement que la crise est là pour au moins trois ans, relancer au plus vite, et dans la durée, les secteurs de l’économie de la vie ; il faut assumer que les autres secteurs sont largement condamnés et organiser au plus vite leur conversion, et la formation rémunérée de leur personnel aux nouveaux métiers. Il faut en particulier ne pas arbitrer entre l’économie et la santé : l’économie ne se relèvera que si la santé est rétablie ; et j’enrage de voir que la santé n’est pas la priorité absolue du budget 2021, ni en France, ni dans la plupart des grands pays occidentaux.

Agir comme si le pire était certain est l’attitude la plus responsable. Et si les choses se passent mieux que prévu, ce sera tant mieux : il vaut mieux espérer de bonnes surprises, que d’être pris à revers par des catastrophes.

j@attali.com