La danse dit beaucoup de la vie des hommes. Par sa nature même, elle est utopie, puisqu’elle vise à laisser croire que l’homme peut échapper à la pesanteur, au moins un instant. Et elle est révélatrice
du devenir de l’ordre social : comme la musique qui l’accompagne, elle évolue plus vite que les autres dimensions de la société. Aujourd’hui, son évolution, stupéfiante, annonce bien des bouleversements. D’une part, assister à un spectacle de danse nous donne à lire une version poétique du monde. Elle nous décrit l’idéalisation physique, sensuelle et sociale d’une époque.
D’autre part, danser nous dit la façon dont nous aimons vivre et surtout dont nous aimerions vivre.
Dans les temps anciens, danser était d’abord un acte religieux ; tout était prière, don aux dieux ; et la danse, plus que tout autre activité, puisqu’elle ambitionne de s’envoler vers le ciel, en échappant au monde réel. Puis la danse s’est laïcisée et s’est divisée socialement : celle du peuple est devenue joyeuse, érotique, sensuelle, fraternelle, libre ; celle des gens de pouvoir est restée ritualisée, selon des codes extrêmement précis, avec des catégories, des modes et des signes d’appartenance affirmant le désir d’une société domestiquée, hiérarchisée, dans laquelle les hommes dominent les femmes, et où certains hommes dominent tous les autres – telle celle à laquelle assistent les gens de pouvoir, avec son impitoyable hiérarchie du corps de ballet.
De tout temps, la danse fut aussi le lieu de la reproduction sociale : pendant des siècles, le bal était le moment où les parents présentaient à leurs enfants les conjoints choisis par eux. Puis une innovation majeure, passée inaperçue, il y a un peu moins d’un siècle, a tout transformé : l’électrophone portatif a permis aux jeunes gens, d’abord aux Etats-Unis, puis ailleurs, de danser dans des lieux de leur choix, hors de la présence et du contrôle de leurs parents, et donc de vivre une sexualité libérée.
Depuis, bien d’autres évolutions ont transformé la façon de danser, annonçant des mutations bien plus vastes. D’abord, la danse s’est unifiée entre les classes sociales. Puis, au milieu du XXe siècle, on a commencé à danser seul, d’abord selon des chorégraphies précises, puis sans plus aucune règle, chacun faisant ce qu’il veut, dans une frénésie répétitive : s’y dessinait ainsi, dans une utopie de liberté absolue, une réalité de solitude totale, où chacun tente de se trouver dans la plénitude de son corps.
Aujourd’hui, dans une évolution qui pourrait être ultime, classicisme et hypermodernité se mêlent ; de plus en plus de gens, dans les boîtes de nuit, les festivals de musique ou chez eux, dansent les uns à côté des autres en écoutant des musiques différentes dans leurs écouteurs. Foule d’autistes, confirmant la tendance narcissique, masturbatoire, de nos sociétés, où chacun (individu, communauté, nation) se ferme à l’autre. Cela pourrait annoncer des temps terribles, dans lesquels, après avoir épuisé ses forces vives, le monde donnerait un sens terrible à l’avertissement prémonitoire de La Fontaine : « Eh bien, dansez maintenant ! »
Pour ma part, je préfère croire que l’avenir est dans un altruisme chorégraphique, où chacun trouvera son plaisir à faire danser son ou ses partenaires, à les supporter, à les aider à s’envoler.
Je ne serai rassuré sur l’avenir du monde que quand je verrai cela sur les pistes de danse. On n’en prend pas le chemin.