Si, dans dix ans, il vient à l’idée de quelqu’un de faire le point sur la situation française du début 2023, comme le font dès aujourd’hui de nombreux étrangers amis de la France, on aura du mal à comprendre pourquoi le pays s’est enflammé à propos d’une réforme des retraites qui, si nécessaire soit-elle aux yeux de ceux qui la proposent, n’est en rien, pour personne, la première priorité du pays ; et qui, par le débat même qu’elle entraîne, (où tous les camps s’invectivent, s’insultent, mentent et caricaturent leurs positions), ralentit, voire même rend impossible d’imaginer pouvoir se lancer ensuite dans les réformes majeures dont le pays a tant besoin et dont l’absence, dans dix ans justement, pèsera cruellement sur son destin.
Ces réformes, doit-on encore en dresser la liste ? Elle est connue de tous ; elle fait même l’objet d’un consensus général, même si leurs modalités sont l’objet de bien des débats, qu’il serait urgent de mener :
Chacun sait bien qu’il va falloir radicalement réformer notre système éducatif (plus inégal que jamais, prolétarisant les enseignants et condamnant les jeunes des milieux populaires à des métiers dont ils ne veulent pas) ; notre système hospitalier (dont les manques sont chaque jour plus visibles, malgré les efforts magnifiques des personnels soignants) ; nos institutions (totalement inadaptées au monde moderne, avec un mandat présidentiel trop court, des parlementaires coupés de la vie municipale, des régions trop grandes, des citoyens tenus à l’écart des grands débats) ; nos villes moyennes (qui voient avec rage disparaitre les services publics) ; notre politique migratoire (qui n’ose ni intégrer franchement tous les étrangers qui sont là et qui ne demandent qu’à travailler, ni fixer une limite claire au nombre de ceux qu’on aura les moyens de faire nôtres) ; la mutation écologique (dont chacun sent bien qu’elle exigerait beaucoup plus que des demi-mesures, pour réduire l’usage de la voiture individuelle, augmenter le prix du carbone, réutiliser les eaux usées, éliminer les dérivés des énergies fossiles de toute la chaine industrielle) ; la modernisation de l’agriculture (pour donner aux jeunes l’envie de retourner à ce métier magnifique, d’une haute technicité, et dont dépend le respect de l’identité du pays) ; la relance de notre industrie (dont la situation dramatique de notre balance des paiements devrait nous rappeler tous les jours que c’est notre première urgence, parce qu’un pays sans industrie est condamné à un déclin tres rapide). Et tant d’autres enjeux : la simplification administrative et fiscale, (au profit des plus faibles ) ; le développement des villes portuaires, (dont l’histoire nous apprend qu’il est la condition nécessaire à la vitalité d’une nation), etc.
En tout cas, personne n’aurait dû penser à placer dans cette liste l’ajustement à la marge de déficits éventuels, un jour lointain, de nos régimes de retraite ; et personne n’aurait dû écarter l’analyse faite à ce sujet par les meilleurs experts expliquant qu’il n’y avait pas d’urgence.
Alors pourquoi ? Pourquoi mobiliser une première ministre de très grande qualité dans un débat aussi secondaire ? Pourquoi décrédibiliser l’Etat et affaiblir la fin du quinquennat actuel par un tel choix ? Et si on tenait vraiment à faire ce choix, pourquoi ne pas en rester à la réforme déjà en partie votée, beaucoup plus logique, instaurant un système à points ? Et pourquoi ne pas ouvrir d’avantage la France à ce dont tous les pays se dotent, et dont les Français veulent, au moins de façon complémentaire : la retraite par capitalisation ?
Je ne vois pas d’autre explication que celle-là : on a promis de faire cette réforme, et on s’y est lancé parce qu’elle était apparemment la plus simple à mener. Un peu comme l’ivrogne qui cherche ses clés sous un réverbère non parce qu’il les a perdues là, mais parce que, là, il y a de la lumière.
Seulement voilà : cette réforme s’est révélée extrêmement complexe, comme l’est évidemment toute réforme dans une société sophistiquée, où les règlements et les lois sont le résultat de décennies, sinon de siècles, de luttes sociales et de compromis politiques.
Il serait temps de tourner la page. Soit en renonçant, soit en passant en force si on n’y tient vraiment (on devine ma préférence). En tout cas, de passer au plus vite à autre chose.
Peinture : Vincent Van Gogh, À la porte de l’éternité, 1890, Musée Kröller-Müller d’Otterlo, Pays-Bas.