Depuis deux siècles au moins, la bataille politique oppose, dans la plupart des démocraties, les conservateurs et les progressistes. Elle se joue entre ceux qui veulent maintenir les situations acquises et ceux qui veulent les remettre en cause. Entre ceux qui privilégient la stabilité et ceux qui veulent bouleverser les situations construites par les générations précédentes. Naturellement, ces distinctions sont partout pleines de nuances, pour tenir compte de l’histoire, des mentalités, de la situation géopolitique et des clivages sociaux de chaque pays.
Aujourd’hui, ce clivage se complexifie encore : Faut-il ranger parmi les conservateurs ceux qui veulent protéger la nature ? Faut-il ranger parmi les partisans du changement ceux qui veulent encourager et accepter toutes les innovations technologiques et industrielles ? Cela classerait à droite les partis écologistes et à gauche les tenants de l’économie libérale.
Faut-il vraiment classer à droite les partisans de la défense des territoires ruraux, et à gauche les défenseurs des grandes villes ? Faut-il nécessairement classer à droite ceux qui défendent une identité nationale et à gauche ceux qui veulent s’ouvrir au monde ? La laïcité, qui est au cœur de l’identité française, n’est-elle pas une conquête de la gauche ? Et l’ouverture au monde n’est-elle pas une idée des tenants de l’économie de marché, qu’on classerait plutôt à droite ? Enfin, un gouvernement autoritaire est-il nécessairement plus de droite que de gauche ?
Il est clair que ces concepts évoluent, que les grilles de lecture se mêlent, que des combats nouveaux surgissent, qui ne recoupent pas les anciens. Et il est de plus en plus difficile de réduire le débat politique à deux camps simplistes : il y a des conservateurs et des modernistes tant à droite qu’à gauche.
Cela donne à certains le droit de dire que la division gauche droite est morte. Faut-il pour autant y renoncer ? Et dire que le combat d’aujourd’hui est en fait entre progressistes et conservateurs, entre ceux qui défendent le sol et ceux qui privilégient le mouvement.
La distinction entre « ouvert » et « fermé » prend, certes, de plus en plus d’importance.
Ceux qui prônent la fermeture sont tous ceux qui défendent une identité, un territoire, et un patrimoine, culturel et naturel. Si on suit ce critère, on devrait voir se créer une coalition entre extrême droite et écologiste, qui n’existe pourtant presque nulle part. Ce n’est donc pas une division pertinente. Parce qu’en réalité, on ne peut défendre son environnement en se fermant : le climat n’a pas de frontière ; et ce n’est pas, par exemple, parce qu’on améliore la situation des forêts dans un pays que le statut de la forêt mondiale n’empire pas.
Ceux qui prônent l’ouverture sont ceux qui défendent l’accueil des produits et des gens venus d’ailleurs, en échange du droit, pour soi, de circuler. Si on suit ce critère on devra voir une alliance entre les défenseurs de l’accueil des migrants et les libres échangistes. Ce qui n’est pas fréquent.
Je ne pense donc pas que la distinction entre conservateur et progressiste, ou entre fermé et ouvert soit pertinente. Ni que la division entre la droite et la gauche soit dépassée. Elle prend seulement des formes nouvelles.
Jamais les inégalités de revenus, de fortune, d’espérance, de mobilité sociale n’ont été aussi grandes. Jamais le combat pour plus de justice sociale n’a été plus justifié. Justice entre individus, entre générations, entre groupes sociaux, entre territoires. Et c’est ce combat ce qui permet de rassembler tous ceux qui veulent défendre les plus faibles où qu’ils soient, dans les usines, les territoires, à l’étranger, ou parmi les générations à venir.
Pour réunir ces divers concepts, et pour trouver où passe la nouvelle ligne de fracture, il me semble qu’il faut établir une nouvelle distinction, entre ceux qui pensent qu’il ne faut s’occuper que de soi, et ceux pour qui la meilleure façon de s’en occuper est de prendre soin des autres. Entre égoïsme et altruisme. L’un et l’autre parfaitement respectables. L’un et l’autre privilégiant des valeurs différentes. L’un et l’autre pouvant déraper dans d’insupportables caricatures.
Bien sûr, il peut y avoir des moments où des réformes objectivement utiles à tous, ni de droite ni de gauche, retardées pendant trop longtemps par des dirigeants pusillanimes, s’imposent, et conduisent à mettre de coté pour un temps la distinction entre la gauche et la droite. Mais cela ne peut durer qu’un temps.
L’altruisme l’emportera s’il peut convaincre qu’il est aussi la forme la plus intelligente, la plus efficace de l’égoïsme ; et que, par exemple, c’est en aidant les territoires ruraux qu’on défendra le mieux les urbains ; que c’est en aidant au développement de l’Afrique qu’on protégera au mieux les intérêts des Européens et que c’est en défendant les générations futures qu’on préparera le mieux notre propre à venir.
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