Un des thèmes les plus fréquemment utilisés par les auteurs de science-fiction décrit la réaction de l’humanité face à une menace extraterrestre. Je l’ai utilisé moi-même, en imaginant (dans mon roman « Au-delà de nulle part ») l’imminence de l’arrivée sur la Terre d’une météorite de grande taille. Et un des plus grands auteurs de science-fiction de tous les temps, le Chinois Liu Cixin, dans une éblouissante trilogie (« le problème des trois corps », « la forêt sombre » et « la mort immortelle ») vient de renouveler le genre d’une façon grandiose : Non seulement son épopée est un chef d’œuvre littéraire, mais elle nous fournit aussi une occasion de nous poser, nous, Terriens d’aujourd’hui, la question la plus difficile : que ferions-nous si nous savions que l’humanité était condamnée à être détruite dans quatre siècles par une flotte venue d’une autre civilisation et déterminée à anéantir l’espèce humaine ?
D’une certaine façon, nous sommes face à une telle menace. Elle est moins certaine, plus discutée, mais plus proche que celle de ce roman. Elle existe en raison de l’urgence climatique, mais aussi des autres problèmes démographiques, sociaux, militaires, technologiques, qui s’accumulent sur nos têtes et celles des générations futures.
Dans l’épopée de Liu Cixin, certains hommes décident de se préparer à fuir la planète ; d’autres se résignent à la fin de l’humanité ; d’autres sont convaincus que, avant quatre siècles, l’humanité aura trouvé une solution ; d’autres enfin décident d’oser des solutions radicalement neuves, impensables, sans attendre des progrès de la science ou un sauveur venu d’ailleurs. Et de penser des stratégies sur quatre siècles, pour être prêts à temps.
C’est tout l’enjeu aujourd’hui. L’humanité saura-t-elle oser des solutions très audacieuses, à la hauteur des menaces ? Des stratégies à long terme.
Et, en attendant que l’humanité enfin rassemblée (comme dans ce roman) cherche des solutions communes, peut-on au moins espérer que la partie la plus riche, la plus puissante, la plus avancée socialement du monde, l’Europe, se décide à oser quelque chose de radicalement neuf ? Ou, au moins, à le considérer, à en débattre.
Pour ma part, je pense qu’il est temps de l’oser. Et de mettre en débat, dans le nouveau Parlement, la nouvelle commission et la nouvelle direction de la Banque Centrale, une stratégie financière radicalement nouvelle, hétérodoxe, qui permettrait de financer tous les investissements écologiques et sociaux urgemment nécessaires.
Pour cela, il faudrait oser étudier comment les instruments dont disposent la Banque Centrale Européenne et la Banque Européenne d’Investissement pourraient être réservés au financement des investissements ayant un impact social ou écologique positif. Ainsi, au lieu de continuer à aider les banques à survivre, sans rien vérifier de l’usage qu’elles font de l’argent qu’elles reçoivent, on pourrait leur imposer des critères d’investissement rigoureux, qui réorienteraient massivement l’investissement privé, en fond propre et en crédit, vers les projets verts et sociaux, si essentiels et si mal financés aujourd’hui. On pourrait même étudier si une nouvelle vague de « quantitative easing », qu’on pourrait nommer « positive quantitative easing » ne serait pas nécessaire. Qu’on ne dise pas que ce n’est pas dans le mandat de la BCE : après tout, son rôle et de protéger la zone euro d’une vague inflationniste ; et rien ne serait plus structurellement inflationniste qu’une crise climatique ou qu’une crise sociale.
Les personnages de Liu Cixin débattent longuement des diverses solutions possibles ; ils en rejettent certaines ; ils en adoptent d’autres, totalement folles. Faisons en autant.
Se souvenant de cette phrase prêtée à Niels Bohr, le prix Nobel de physique, qui, recevant un étudiant venu lui présenter un projet de thèse, lui répondit : « Monsieur, votre théorie est intéressante, mais elle n’est pas assez folle pour avoir la moindre chance d’être vraie ».
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