Ainsi, nous dit-on, les démocraties européennes seraient moribondes. Elles seraient passés, au mieux, sous la tutelle de technocrates venus de Bruxelles ou de Francfort ; au pire, sous celle des marchés. Et tout cela, naturellement, serait la faute de l’euro, de l’Union Européenne, des banques et de bien d’autres gens. Pas la notre.
En réalité, ce sont nos parlements démocratiquement élus, et nos gouvernements librement constitués, de gauche ou de droite, qui ont, depuis des décennies, votés et exécutés des budgets en déficit. Ce sont eux, qui, en particulier depuis 2008, ont fait exploser les déficits, mettant aujourd’hui nos pays entre les mains des marchés, c’est-à-dire des préteurs. Et ce sont eux aussi qui, dans certains de nos pays, donnent maintenant mandat à des haut-fonctionnaires pour les gouverner.
Tout cela vient de ce que bien des gens ont oublié que la démocratie ne donne pas le droit de voter n’importe quoi, au nom de la sacro-sainte souveraineté du peuple ; en particulier, elle ne permet pas aux parlementaires d’augmenter à l’infini les dépenses, tout en réduisant les recettes. Elle n’est que la meilleure façon de répartir librement des biens publics sous les contraintes de la rareté ; comme le marché constitue la meilleure façon d’organiser le libre choix de biens privés sous la contrainte de rareté.
Parce que les matières premières et l’énergie sont rares ; que le temps qui nous est imparti sur cette Terre l’est plus encore. Et que la liberté nous permet seulement de gérer au mieux notre vie, à l’intérieur de la prison du temps où nous emprisonne la condition humaine.
Pour gérer le plus intelligemment possible cette rareté, nous avons depuis des millénaires choisi d’utiliser la monnaie, parce qu’elle permet d’éviter la violence du pillage et les dangers du troc.
Quand le marché oublie cette contrainte de la rareté, il pousse, par mille moyens, les consommateurs à s’endetter. Et quand la démocratie l’oublie, l’Etat bascule lui-aussi dans l’endettement. Et, quand elles oublient les limites de leurs missions, les banques commerciales organisent l’illusion de la disparition de la rareté et les banques centrales leur en fournissent les moyens. Trop de crédit. Trop d’émission monétaire.
Les circonstances nous poussent, pour un temps qu’il faut espérer bref, à continuer à nous en affranchir. Mais cela ne saurait durer : à un moment où un autre, la rareté reprendra ses droits : sur les marchés, par l’inflation ; dans la démocratie, par le défaut. Dans les deux cas, par la remise en cause de la liberté. Au nom de sa défense.
Nous n’en sommes pas encore là.
Pour l’éviter, il faut profiter des circonstances actuelles pour réfléchir aux limites que le réel impose à notre liberté : nous, pauvres humains, sommes limités dans les moyens dont nous disposons. A nous d’en faire le meilleur usage. De beaucoup mieux les repartir. Et de profiter au mieux de tout ce qui n’est pas rare, de tout ce qui augmente quand on le donne : les idées, la tendresse, l’amitié, le rire, l’amour. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les réseaux, lieux réels ou virtuels de rencontre, ont pris tant d’importance : ils sont les instruments de la circulation des biens non rares.
Alors, si l’on veut échapper un peu aux limites de notre condition, il faudra faire évoluer notre modèle de développement vers la consommation de ces biens non-rares. Vers l’altruisme et le plaisir de faire plaisir. Un autre monde.