S’il existe des pays donnés en modèle, pour des raisons différentes, aujourd’hui, ce sont bien la Suède et la Turquie. La Suède pour avoir le meilleur modèle social mondial, depuis plus d’un demi-siècle et pour avoir réformé remarquablement son administration publique en 1993. Et la Turquie pour avoir réussi la plus extraordinaire modernisation et la plus forte croissance du monde musulman, dans la démocratie, et sans dette publique. Tous les deux pour avoir réussi à surmonter la crise économique de 2008.
Et pourtant, tous les deux sont aujourd’hui pris dans la tempête des émeutes des quartiers.
A Istanbul, une manifestation partie de la décision d’arracher 600 arbres dans un parc public , en vue de construire un ensemble immobilier comprenant un centre commercial, un centre culturel et la reconstitution d’une caserne militaire de l’époque ottomane, près de la place Taksim a abouti, après des répressions violentes, à une remise en cause du régime dans tout le pays, protestant contre la politique d’urbanisation (construction d’un aéroport qui pourrait devenir le plus grand du monde, en termes de nombre annuel de passagers ; d’un troisième pont sur le Bosphore ; de la mosquée géante de Camlica), dans une ville tentaculaire où des quartiers manquent de tout, comme bien des villes et villages de l’Est du pays. Puis, plus généralement, contre le gouvernement de R. T. Erdogan, accusé de dérives autoritaires et d’une instrumentalisation de la religion, au mépris de la laïcité ; contre le maire d’Ankara demandant aux citoyens d’ « adopter un comportement conforme aux valeurs morales » ; et contre les velléités de modification de la constitution, visant à permettre à Erdogan de devenir président de la république. On découvre alors que le miracle turc est bien fragile, que le chômage augmente, que le pays est invivable pour une large partie de la population et que la croissance économique désordonnée crée des frustrations de toutes natures.
A Husby, une banlieue de Stockholm, capitale du pays supposé avoir le mieux réussi l’intégration sociale des diverses classes sociales, des émeutes ont commencé et se sont étendues également à d’autres villes (notamment Örebro et Uppsala), après qu’un vieil homme a été abattu par la police, qu’il aurait menacée avec un couteau. Des bâtiments publics ont été vandalisés, des véhicules incendiés. Et là, on a réalisé que les quartiers touchés sont habités par deux tiers d’étrangers qui représentent 15% de la population suédoise, dont beaucoup de musulmans. Et que, si la Suède fait encore partie des 10 Etats de l’OCDE les plus égalitaires, elle est le pays de l’OCDE où les écarts de revenus augmentent le plus vite : la pauvreté relative est passée de 4% de la population en 1995 à 9% aujourd’hui, faisant chuter la Suède de la 1ère à la 14ème place. De plus, le prix de l’immobilier ont plus que quadruplé en 15 ans ; l’endettement des ménages représente désormais plus de 1,7 fois leur revenu disponible. La dette privée (ménages et entreprises non financières) atteint 255% du PIB suédois. Et les ménages s’endettent en moyenne sur 140 ans …
En apparence, dans les deux cas, des pays apparemment modèles, confrontés, dans des situations inversées, au problème de la modernisation de l’islam. Au-delà de cela, les deux vrais problèmes de fond, dans les deux cas, portent sur l’urbanisation, et sur l’éducation, de plus en plus inégales. Des villes entières sont des taudis et des zones de non droit et de chômage. Des classes sociales entières n’ont plus accès à l’école minimale.
Deux problèmes qui ne sont pas spécifiques à la Suède et à la Turquie, et dont la Grande Bretagne, les Etats-Unis, l’Allemagne, et la France, entre autres, sont victimes, et feraient bien de se préoccuper, avant que des évènements du même genre ne viennent le leur rappeler.