Ce qui se passe en ce moment à France Telecom est très révélateur de l’évolution de la société française, et en particulier de son attitude à l’égard de la mort. Après les premiers suicides dans l’entreprise, on a refusé d’y voir plus qu’une succession de coïncidences, chacun de ceux qui sont ainsi passés à l’acte ayant, disait-on, de bonnes raisons personnelles de le faire. Puis, on y a cherché des causes propres à l’entreprise, dont l’inhumanité, commençait-on à dire, expliquerait bien des désespérances, impensables ailleurs.
Désormais, on semble comprendre que les causes de ces gestes de révolte absolue sont bien plus complexes et on s’est rendu compte que notre pays ne dispose d’aucune analyse sérieuse des causes des suicides qui y ont lieu. Nous n’avons même pas de référencement exhaustif et tenu à jour permettant de les classer par sexe, âge, localisation géographique, milieu social, moyens d’action, et motivations supposée. Alors que nous disposons de tout cela pour la grippe A ou pour le vol à la tire, nous ne l’avons pas pour la décision la plus lourde, la plus désespérée qu’un etre humain puisse prendre. Parce que notre société, à la différence de plusieurs autres, veut à tout prix s’en laver les mains. Elle refuse d’accepter qu’elle en est largement responsable.
Et si dans le cas d’Orange, on semble chercher encore moins, c’est que ce qui s’y passe semble renvoyer à des causes beaucoup plus vastes qu’une entreprise. A priori, les gens qui se sont suicidés avaient peu de raisons objectives d’etre désespérés : beaucoup ne perdaient pas leur emploi, certains même n’avaient à subir qu’un déménagement limité de leur lieu de travail et d’autres voyaient seulement annoncer le départ de leur chef, sans conséquence pour eux.
En réalité, la cause est sans doute ailleurs : France télécom devient Orange. Une entreprise publique, dont les personnels étaient par nature sédentaires, devient une entreprise privée, dont les personnels sont nomades. Dans l’une, pas de pression sur les prix et une gestion humaine traditionnellement gérée avec les syndicats. Dans l’autre une pression obsessionnelle sur les couts, matériels et humains. Il peut donc arriver que quelqu’un y soit broyé s’il se laisse prendre dans l’interstice entre ces deux logiques.
Tout cela dépasse Orange, car ces deux logiques deviennent celles de la France : une nation faite de moins en moins de fonctionnaires, plongée dans un monde de plus en plus privé. Un pays, bleu comme son histoire, enraciné dans ses traditions sédentaires qui font son identité ; mais un capitalisme de plus en plus nomade, des emplois de plus en plus précaires, même au sein de l’administration. Ce choc entre la France qui veut encore, à juste titre, vivre la sérénité millénaire qui fabriqua son identité et celle qui doit, pour survivre, participer à l’aventure mondiale, ne peut que désespérer ceux à qui on demande sans précaution de franchir la ligne de démarcation entre ces deux France.
Les réconcilier, mettre l’une au service de l’autre. Faire que la France soit à la fois nomade et sédentaire, accueillante et accueillie, telle est sans doute le plus grand enjeu culturel, c’est-à-dire politique, de la prochaine décennie. Puissions-nous entendre ceux qui ont laissé leur vie pour que nous le comprenions.