Les relations avec les objets impliquent depuis toujours des règles très strictes : longtemps, dans la plupart des cultures, seuls certains hommes pouvaient en être propriétaires, puis tous les hommes en ont eu le droit, puis les femmes et les enfants y ont eu accès, chaque fois avec des règles de transmission, d’échange, de mise à disposition, de location et de vente très particulières. Les mœurs ont évolué de la même façon, avec un peu de retard : longtemps, les hommes ont pu se débarrasser des femmes comme si elles étaient des objets. Puis, presque partout, les femmes ont obtenu des droits. Et si les mœurs continuaient d’évoluer comme la propriété des objets ? Si l’économie collaborative donnait naissance à l’amour collaboratif ? Ce qui suit n’est pas un souhait de ma part, juste une intuition du monde qui vient.
Les objets ne seront bientôt plus la propriété des hommes, ils seront partagés entre eux, selon leur usage. On le voit depuis longtemps avec la musique, que des amis peuvent mettre en commun. Avec les résidences, qu’on peut maintenant échanger entre inconnus, sur une place de marché des lieux de vacances. Bien d’autres objets seront ainsi mis à disposition par ceux qui les possèdent. On ne louera plus de voiture, on empruntera – on emprunte déjà – celle d’un autre, mise à disposition sur une plateforme. Plus tard, quand les véhicules seront sans conducteur, nul n’aura plus de raison d’en posséder un, puisqu’il suffira d’en commander, à la demande ; les voitures n’auront même plus à stationner et seront utilisées en permanence. Elles deviendront la propriété d’entreprises spécialisées, anciens loueurs pour la plupart, qui en offriront le service. Comme la musique est possédée par des plateformes, qui la mettent à disposition.
De même, chacun mettra en commun l’énergie qu’il produira, la vendant, quand il ne l’utilisera pas, à ses voisins, à qui il empruntera des livres, puisqu’il découvrira sur un site d’échange le contenu de leur bibliothèque. On utilisera la machine à laver d’un voisin, qui en laissera connaître les heures de disponibilité. On peut même imaginer un monde où personne ne serait propriétaire de son logement, mais aurait juste le droit de l’utiliser durant le temps où il en aura besoin: c’est déjà ce qui se passe pour le bureau, et peut advenir pour la résidence principale, comme ce l’est pour certaines résidences secondaires, occupées par plusieurs personnes organisant leur planning.
L’économie en sera bouleversée. Dans un monde collaboratif, on produira beaucoup moins de voitures et de biens d’équipement ménagers, partagés en toute transparence, en toute surveillance. Mais cela dégagera un énorme pouvoir d’achat permettant d’acquérir des services de santé, d’éducation, de distraction.
Pour les êtres humains, la même évolution est déjà en marche. Dans les sociétés modernes, plus personne n’est, heureusement, propriétaire de personne, mais on n’en est pas encore à considérer que chacun puisse partager celui ou celle – ou ceux – qui partagent sa vie avec d’autres. L’échangisme demeure marginal – et reste mal vu. Peut-être ne sera-t-on jamais prêt à une telle évolution. On peut néanmoins imaginer, dans la logique de l’économie collaborative, un monde où chacun serait libre d’avoir des relations avec d’autres que son partenaire principal, laissant ses amours présents avoir aussi des relations avec d’autres, en toute connaissance de cause, sans plus aucun sens de la « propriété » de l’autre. C’est déjà le cas pour une partie de la jeunesse, c’est la pratique de réseaux sociaux sur lesquels nombre de gens ont des relations, virtuelles, avec beaucoup d’autres, sans que cela signifie la propriété, ni même l’exclusivité, même pendant le moment du partage – qui ne reste pas toujours virtuel…
Cela pourrait advenir, de façon totalement transparente, dans la société réelle. Pour les gens comme pour les objets. Et « l’amour collaboratif » compléterait « l’économie collaborative ». Cela bouleverserait fondamentalement la notion de famille et les conditions d’éducation des enfants, dont on ne peut imaginer, sans précaution majeure, qu’ils puissent être ainsi partagés.
Y réfléchir, même si cela nous semble impossible ou inacceptable, est une bonne façon de comprendre la dynamique du monde. Pour l’orienter en toute lucidité.