Il y a tant de définitions possibles de l’identité d’une nation : par sa terre, par sa langue, par son histoire, par son apport à la culture universelle. Pour la France, tous ces critères sont signifiants : elle a une terre unique, une langue capable d’exprimer le cœur et la raison ; son Histoire l’a placée au carrefour des plus grands événements du monde, depuis plus de mille ans ; et son apport est immense à tous les arts depuis au moins quinze siècles. Aussi, ai-je parlé, à propos d’un de ses meilleurs représentants, (Blaise Pascal) de l’existence d’un « génie français » en le définissant par le sens de la mesure, la passion pour la raison, le gout de l’universel et le raffinement.
Mais aucune nation ne peut se résumer à son seul « génie » ; et en particulier aucun « génie français » ne pourrait survivre et prospérer s’il n’existait aussi un peuple capable, dans sa vie quotidienne, de vivre ce génie, de le protéger et de le défendre, sans pour autant prétendre participer ni à l’élaboration de la culture universelle ni à celle l’Histoire.
Cet art de faire vivre le génie français, que le président de la République a joliment nommé « l’art d’être français » (et qui existe tout aussi bien dans toutes les autres nations, ou entités régionales ou diasporiques spécifiques qui entendent défendre leur identité) se définit par différents comportements, qui lui donne un caractère spécifique. Pour moi, rien ne protège mieux l’art d’être français, que l’alimentation française. C’est elle qui soutient tout le génie français. C’est elle qu’il faut défendre et faire avancer.
De fait, depuis au moins quatre siècles, le repas français s’est défini comme débarrassé d’artifices, utilisant des produits frais, sans sauce lourde ni épices masquant les goûts. Et, alors que la France n’a jamais été le maître de l’économie mondiale, (comme les nations qui dominèrent la cuisine avant elle, telle la Chine, le monde arabe et l’Italie) elle a réussi à imposer à la planète un modèle gastronomique admiré et imité sur toute la planète, alors même que, successivement, les Flamands, les Anglais puis les Américains prenaient le pouvoir économique et politique.
Le repas français (le seul, pour le moment, admis dans le patrimoine universel de l’UNESCO) ne se résume pas à ce qu’on y mange ; il tient aussi à la façon dont on mange : le temps qu’on y passe, les conversations qu’on y noue, les événements qui s’y déroulent. En France, pas une relation sentimentale, pas une famille, pas une affaire commerciale, dont le sort ne se joue autour d’un repas. Cela tient à ce que les Français ont organisé leur société autour de cette ruralité (qui leur coûte si cher par ailleurs, en les écartant de l’usage de leur atout maritime, qui a fait la gloire des autres), qui donne un autre sens au temps et aux produits de la nature. C’est autour de ces repas, et des conversations qu’ils rendent possible, que se sont organisées toutes les dimensions du génie français, de l’architecture à la science, de la littérature à la politique.
Aujourd’hui, même si nous nous défendons mieux que le reste du monde contre
l’artificialisation de de la nourriture et de la vie, cet art de vivre français est menacé par la façon dont la machine industrielle broie nos vies, en imposant des repas de plus en plus brefs, de moins en moins partagés, faits de produits de plus en plus industriels.
La défense de l’art de vivre français passe donc avant tout aujourd’hui par le respect de quelques principes simples : manger si possible, comme produits frais, que ceux qui sont produits à moins de 150 km de chez soi ; Sans se priver de ce qui sont produits plus loin et qui sont nécessaires à la santé. Ne pas manger seul. Ne pas manger vite. Consacrer une part plus importante de son revenu à l’alimentation, et de son temps aux repas. Utiliser les repas pour échanger, créer et transmettre. Penser à l’impact de nos repas sur les générations futures : c’est ce que je nomme la « gastronomie positive ».
Cela n’est pas anecdotique : Depuis l’aube des temps, l’alimentation, la langue, la culture, le pouvoir sont mêlés. Et c’est en protégeant l’art de s’alimenter qu’on défendra le mieux toutes les autres dimensions du génie français. Et du génie universel.
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