On a prétendu que, dans nos sociétés, la mort serait cachée, occultée, censurée ; et que, même, tout était fait pour dissimuler les corps des défunts. Quelle illusion ! Même si les défunts sont aujourd’hui moins souvent, et moins longtemps que par le passé, abordés par leurs intimes, la mort est, en réalité, plus présente que jamais, dans chaque dimension de la société ; elle va même la bouleverser.
Dans le passé, on vivait brièvement et on mourait confidentiellement, dans le cercle de famille, ou, au mieux, au sein du village. Chacun, dans sa vie, n’entendait parler que de la mort de ses proches. Aussi s’est-on habitué à penser tout décès comme un événement rare. On trépassait autour de soi, mais peut-être pas ailleurs. Et comme la vie était courte, la mort ne choquait pas. Elle surprenait, mais ne scandalisait pas.
Avec le temps, l’espérance de vie s’est allongée ; l’existence est devenue plus longue et donc plus précieuse. Et la vie sociale s’est développée. Le nombre de gens que l’on connaît a crû. Par ailleurs, ce ne sont pas seulement des amis ou des proches qui disparaissent, mais des individus dont on a à peine entendu parler par les médias, de plus en plus nombreux, de plus en plus envahissants. La liste de ceux dont la vie et la mort nous touchent, de près ou de loin, a dépassé les frontières du canton, de la province et même du pays. Fréquemment, on lit ou on écoute des nécrologies, des oraisons funéraires, des rétrospectives. Cela est amplifié par toutes les autres morts dont on entend désormais parler tous les jours: les victimes des accidents de la route, des meurtres, des tueries massives, des attentats, des guerres, des catastrophes naturelles.
Cela crée des occasions, hebdomadaires sinon quotidiennes, de réaliser que toute vie s’achève un jour, de se souvenir que chacun de nous est mortel et que la fin nous attend tous, brutalement ou après un long préavis.
On pourrait penser que cette omniprésence de la mort la banalisera, la rendra anecdotique. Qu’en en parlant à l’infini, on atteindra le même but qu’en la masquant. Je n’en crois rien : tout au contraire, la mort sera à l’avenir de plus en plus visible, obscène, même. Je parierais volontiers, par exemple, qu’avant longtemps, des vidéos d’agonie seront en ligne. Elles le sont d’ailleurs déjà… Ainsi évoluera le grand spectacle de la mort. Et on ne peut plus croire que la distraction, sous toutes ses formes, suffira à s’en divertir. Ni qu’on pourra continuer de penser que cela ne concerne que les autres.
Une autre étape viendra alors : la peur explicite, ouverte, généralisée, avouée, de la mort. Imagine-t-on un monde dans lequel chacun, ayant vraiment pris conscience qu’il mourra un jour, ne le tolérera plus et avouera sa panique ? Où chacun pensera à chaque instant que sa vie peut s’interrompre ? Un monde d’hyper-hypocondriaques.
Quelles réactions peut-on en attendre ? Un retour vers le religieux? Des suicides en masse ? Une fuite dans les drogues ? Des dépenses illimitées en matière de santé ? Une recherche effrénée de l’immortalité ? Tout cela est possible. Et aura lieu. A déjà lieu, même.
La panique entraînera bien d’autres réactions : on assistera à une révolte contre toute mort, déclarée insupportable. Et d’abord contre celles qui seront données à voir. Cela commence déjà avec les vidéos tournées dans les abattoirs, qui rendent insupportable ce qui s’y passe ; et ce sera plus vrai encore quand on comprendra que le scandale n’est pas dans la façon de tuer les animaux, mais dans le fait de les abattre pour les manger : le végétarianisme s’imposera plus vite qu’on ne le croit.
Cela ne sera qu’une des premières conséquences sismiques du grand spectacle de la mort.