Les partisans de la croissance zéro ou de la décroissance devraient méditer ce qui se produit dans les pays qui l’expérimentent. Un de ses effets les plus délétères est en effet la paralysie de la mobilité sociale, et l’impossibilité pour un nombre croissant de gens, nés dans des milieux défavorisés, d’échapper à des destins fixés d’avance.
En effet, en période de récession, plus qu’en toute autre, plus on monte dans la hiérarchie des fonctions, moins les postes disponibles sont abondants et connus ; sinon des initiés, c’est-à-dire ceux qui les occupent, ceux qui savent à l’avance quels postes vont se libérer, ceux qui savent comment y parvenir, et ceux qui ont des liens avec ceux les attribuent. Et ces gens-là, ces « initiés », de façon parfaitement compréhensible, sinon légitime, aident en général en priorité leurs enfants, les enfants de leurs proches, les membres de leurs communautés, de leurs organisations ou de leurs clubs, à y accéder. Rares sont les privilégiés qui laissent déchoir leurs proches sans réagir.
Là est le vrai grand réseau social ; et ceux que propose le net, de Facebook à LinkedIn, ne constituent pas de véritables réseaux sociaux porteurs de relations et d’entraide, parce qu’ils ne relient en général que des gens de la même génération, sans moyens réels de s’aider ou de se conseiller l’un l’autre, sauf quand ils relient entre eux ceux qui le sont par ailleurs par d’autres liens beaucoup plus puissants.
Ceux qui n’ont ni famille puissante, ni relation haut placée, n’ont rien à espérer, en particulier quand il n’y a pas de croissance : aucun conseil, aucune orientation, aucun stage, aucun emploi ; ils sont condamnés au CAP, au BAC pro, aux petits boulots. Ou à leur équivalent dans d’autres pays. Le plafond de verre devient un rideau de fer, dont les victimes se retournent contre ceux qui se « serrent les coudes », les accusant de monopoliser les postes jusqu’à en faire des conspirateurs, des manipulateurs, des maîtres du monde.
Une des plus mauvaises façons, plus ou moins consciente, de se libérer de ces contraintes, d’ouvrir des postes, est d’avoir moins d’enfants à qui apporter une assistance. La faible croissance démographique est donc une conséquence de la faible croissance économique en même temps qu’elle l’aggrave, comme on le constate en Europe et au Japon.
Une moins mauvaise façon est d’organiser une plus grande égalité dans l’accès à ces postes privilégiés, par une meilleure orientation professionnelle des enfants des plus défavorisés, par leur meilleur accès à des stages en entreprise, par l’assistance à l’écriture de leur cv, à la préparation des entretiens d’embauche, par des modes de recrutement moins népotistes. Cela devrait constituer une des réformes majeures de l’enseignement, mettant l’accent sur l’école primaire et sur l’orientation scolaire, formant les maitres à ne pas avoir le réflexe de renvoyer tous les enfants d’ouvriers vers les établis et tous les enfants de professeurs vers les grandes écoles.
La meilleure façon de se libérer de ces contraintes est de ne compter sur personne, de ne pas attendre de récupérer un poste existant mais de le créer soi-même, de sa propre initiative. Encore faut-il que la société en laisse la liberté et en fournisse les moyens. On n’y échappe pas : si on ne veut pas que les plus exigeants des humiliés continuent d’aller chercher leur avenir ailleurs, de la Silicon Valley aux maquis de Daesh, si on veut que notre société connaisse une vraie croissance, il faut libérer le potentiel de tous ceux qui ne demandent qu’à l’exprimer.