Les sommets, les urgences, les crises, sur lesquelles se concentrent l’essentiel des débats médiatiques et des discussions politiques, ne sont en général que les conséquences de décisions prises, ou non prises, il y a longtemps. Et qu’on aurait pu éviter, si on avait pensé plus tôt à agir dans l’intérêt des générations suivantes. Car, pour les hommes comme pour les autres espèces vivantes, pour les individus comme pour les nations, seule l’entraide est salvatrice ; seul l’altruisme est rationnel ; seule l’empathie est intelligente ; seule la générosité est intelligemment égoïste. Et en particulier l’altruisme à l’égard des générations à venir.
Mais, en démocratie de marché, aucune procédure, aucun mécanisme institutionnel n’y conduit ; l’égoïsme et l’individualisme y sont glorifiés. Si, dans les familles, on conserve encore, en général, un peu partout dans le monde, l’idée qu’il faut agir dans l’intérêt de ses descendants, ce n’est plus, ou pas encore, le cas, dans la plupart des autres groupes humains : seules les entreprises familiales, ou possédées par une collectivité, échappent parfois à la tyrannie des marchés. Seules les dictatures sont en situation de négliger les caprices des opinions publiques.
Naturellement, une dictature dans laquelle les entreprises appartiennent à l’Etat ou à quelques familles, n’est pas un modèle idéal de société ; de plus, une telle société est toujours très vite dévoyée dans l’intérêt de ceux qui la dirigent.
Il est donc nécessaire de trouver une solution à la question si difficile, et si essentielle, pour l’avenir : comment faire en sorte que les démocraties de marché se préoccupent de l’intérêt des générations futures ?
Bien des solutions en théorie sont possibles : on peut compter sur un effort d’éducation de tous, ou sur la création d’une nouvelle chambre parlementaire ad hoc. Tout cela mérite d’être tenté. Et l’a été.
Mais, rien ne vaut le fait d’avoir, dans le système institutionnel déjà existant, quelqu’un en charge d’incarner le long terme ; qui peut imposer à tous une décision au nom des intérêts des générations suivantes. C’est le rôle qu’a joué récemment le président de la République italienne, en imposant à un gouvernement de passage le respect des engagements italiens dans l’Union Européenne, qui engage l’avenir à long terme du pays. Mais on ne peut compter sur un tel rempart dans tous les cas de figure.
Une solution, plus pratique que les autres, n’a pas encore été essayée : confier à l’instance judiciaire suprême la responsabilité de parler au nom des générations futures. Mieux qu’aucune autre, si elles acceptaient d’en avoir le mandat, ces institutions pourraient peu à peu conduire les tribunaux, puis les législateurs, à tenir compte dans leurs décisions de l’intérêt des générations suivantes.
En France par exemple, il faudrait que le Conseil Constitutionnel (et les deux autres instances suprêmes, que sont le Conseil d’Etat et la Cour de Cassation) en fasse un élément clé de leur jurisprudence.
Le Conseil Constitutionnel est encore loin de le faire. Et pourtant, il en aurait les moyens, s’il le voulait, sans novation juridique quelconque, en s’appuyant sur la seule Constitution, et ses annexes, qu’il a la charge de faire respecter.
Par exemple, on peut lire dans l’Article 11 du préambule de la constitution de 1946 : « Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence ». Il suffirait, changement jurisprudentiel très audacieux, d’interpréter le terme « être humain » comme désignant aussi ceux d’entre eux qui ne sont pas encore nés, pour que la responsabilité des juges s’élargisse aux générations futures. Le dernier considérant du préambule de la charte de l’environnement est encore plus explicite : « afin d’assurer un développement durable, les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne doivent pas compromettre la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs besoins »
Tout est donc dit. Et si les Cours Suprêmes des démocraties se donnaient le mandat de faire respecter ces exigences par les lois et décrets, nos sociétés finiraient par agir dans l’intérêt de l’avenir. Il est encore temps. Et s’il le faut, en France, une réforme de la Constitution serait bienvenue et laisserait une vraie trace dans l’Histoire.
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