Une lecture globale de l’Histoire court depuis longtemps à travers le monde ; elle prend chaque jour davantage d’ampleur ; elle se présente comme une explication globale de tous les problèmes d’aujourd’hui et fait de l’Occident, le responsable unique de tous les malheurs de tous les peuples du monde.
Selon cette lecture, l’Occident ne serait pas devenu la puissance dominante de la planète s’il n’avait pas pillé les matières premières et le travail des autres peuples ; sa richesse aurait commencé avec les épices d’Asie et l’or d’Amérique suivis du coton de l’Inde et de l’Amérique, puis les énergies fossiles du Moyen-Orient ; elle aurait été impossible sans l’exploitation d’une force de travail gratuite, les esclaves, mis au service de l’Espagne, du Portugal, des Pays-Bas, de la France, de la Grande-Bretagne, des États-Unis. Selon les tenants de cette théorie, le discours de l’Occident, selon lequel son abondance s’explique par les valeurs de liberté et de droits de l’Homme, ne serait qu’une mystification, fruit d’une hypocrisie cherchant à masquer la réalité du pillage et à imposer un discours soi-disant universel qui ne sert que ses propres intérêts.
En conséquence, disent-ils, les Occidentaux (et plus précisément les mâles blancs dominants) ne peuvent pas, après les avoir exploités et pillés, interdire aux peuples du monde, qui furent leurs esclaves, de bénéficier à leur tour des fruits de la croissance. Ils doivent donc faire amende honorable, rendre tout ce qu’il ont pris aux autres peuples, céder la place, et ne plus prétendre que leurs valeurs sont universelles.
Selon cette grille de lecture, les pays du Sud doivent s’unir, quelques soient leurs régimes politiques, pour réclamer leur dû ; ils ne doivent pas laisser l’Occident les forcer à réduire leur utilisation des énergies fossiles, condition de leur croissance, sous prétexte de problèmes écologiques dont les Occidentaux sont la seule cause ; ni leur imposer des valeurs, telles celles de la démocratie ou de la laïcité, qui ne seraient que des masques de l’idéologie blanche.
La force de ce discours est sa cohérence : il explique tout. Il donne un sens au combat des « damnés de la Terre » dont parlait Franz Fanon dans son dernier livre, publié en 1961, dans la préface duquel Jean-Paul Sartre justifiait d’ailleurs les attentats contre les civils (« abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups : supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé »). En particulier, ce discours éclaire d’un jour simple le conflit du Moyen-Orient qui opposerait des peuples colonisés à une « entité occidentale artificielle, imposée dans une région où elle n’aurait rien à faire ». Et de même, il conduit à défendre l’idée selon laquelle, dans les pays d’Occident, les descendants des esclaves et les migrants venus de ces pays devraient récupérer les richesses volées à leurs ancêtres et ne pas se voir imposer des valeurs qui ne sont pas les leurs. Tout naturellement, certains en viennent aussi à assimiler ici féminisme et anticolonialisme.
Seulement voilà, comme toute théorie globalisante, une grande partie de ce qui précède est faux : l’esclavage n’est pas une invention ni un monopole de l’Occident moderne. Il a existé dans toutes les sociétés antérieures ; en Égypte, en Inde, en Mésopotamie, en Chine, en Afrique, en Amérique précolombienne. De tout temps, bien des peuples ont considéré que leurs voisins ne méritaient rien d’autre que d’être traités en esclaves. Bien des marchands ont acheté, transporté et vendu des esclaves bien avant l’arrivée des Européens. Bien des peuples ont pillé les ressources des autres. Par ailleurs, l’abondance des ressources naturelles et l’esclavage ne sont pas les véritables sources du décollage économique de l’Occident, bien au contraire : quand les ressources et le travail sont gratuits, nul n’est incité à l’innovation. Et c’est justement par la conscience du manque, que sont venus l’innovation et le développement. Ce sont d’ailleurs des villes en situation de manque, telles Bruges, Venise ou Amsterdam, qui furent les premiers lieux de développement de l’individualisme, des libertés individuelles, de l’État de droit, et de l’espérance du bien-être de chacun.
Alors, il faut faire un grand pas et reconnaître que nul n’est innocent et qu’on ne construira pas une humanité heureuse sur la haine, mais sur la reconnaissance du passé barbare de chacun de nos peuples, et par notre engagement à y mettre fin, dans le respect de l’autre.
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Image : L’Abolition de l’esclavage dans les colonies françaises en 1848, François-Auguste Biard.