Les grèves des personnels des EPAHD et autres maisons de retraite rappellent à qui aurait pu l’oublier que le principal enjeu du pouvoir, dans toute société, depuis l’aube des temps, est fondé sur le rapport à la mort : une société qui rationne les soins, qui ne gère pas décemment les dernières années de la vie, qui organise une euthanasie implicite des plus pauvres, et qui ne donne pas de sens à la mort, est vite ressentie comme illégitime. Le pouvoir y est alors remis en cause, et renversé.
C’est arrivé à de nombreuses reprises dans les derniers millénaires, et c’est sans doute ce qui menacent nos sociétés capitalistes.
Pas seulement en France, où la crise actuelle rappelle que, plus un système de santé est efficace, plus il guérit et prolonge la durée de vie de tous, plus il faut y consacrer une part croissante de ressources du pays. Et plus menaçant, si on ne le fait pas, ce que je crains et dénonce depuis des décennies : une euthanasie économique des plus pauvres.
Qu’on ne s’y trompe pas : c’est déjà le cas dans bien des pays, où les soins manquent, où les opérations sont retardées, où les urgences sont débordées ; pour les plus pauvres. La Grande Bretagne et les Etats-Unis en sont des cas extrêmes.
La France, où bien des établissements de soin manquent de tout, n’en est pas indemne. Et en particulier les soins accordés aux plus âgés y sont de moins en moins suffisants, malgré le dévouement et la compétence des personnels. Sauf pour ceux qui peuvent se payer des séjours dans des établissements couteux et dotés de tous les services. Sauf pour les puissants qui ont les moyens de ne pas passer par les systèmes généraux et qui, comme dans toutes les sociétés depuis des millénaires, ont ainsi plus de chance de vivre vieux que les autres.
Les plus avancés d’entre les entrepreneurs ont compris ces dangers. Et, ne voulant pas disparaitre avec les Etats dans lesquels ils ont fait leur nid, ils font miroiter aux peuples l’idée qu’ils pourraient offrir bientôt eux-mêmes la santé à tous. Et même, promesse absurde, l’immortalité.
Ces entrepreneurs vont, dans un premier temps, prendre le contrôle de la médecine et fusionner les compagnies d’assurances et les gestionnaires de banque de données (par exemple, Google avec AXA ou Microsoft avec Prudential), balayant les systèmes étatiques de sécurité sociale. Ils fourniront à chaque consommateur du monde, sur leur téléphone, les moyens de s’assurer, en payant une prime dont le montant variera en fonction des efforts de prévention de chacun. Les technologies d’aujourd’hui permettent et organisent déjà cette autosurveillance en continu de la santé de chacun, jouissance volontaire d’une servitude acceptée.
Puis, ces firmes fourniront les prothèses nécessaires au respect, au moins partiel, de cette promesse ; ouvrant un nouveau champ gigantesque à la croissance de leurs profits.
Tel est, en particulier, ce qui se cache derrière le discours messianique de certains des tenants de l’intelligence artificielle et des biotechnologies. Telle est la réalité derrière les progrès en matière de voiture autonome, qui n’est en fait qu’une étape vers l’essentiel pour ces firmes : les prothèses d’organes.
Tel est aussi et surtout ce qui se cache derrière la souffrance de ceux qui manquent de tout dans les dernières années de la vie : un basculement vers une économie de la mort qui échappera peu à peu aux Etats, et donc aux dirigeants politiques qui n’auront pas su voir à temps que, dans cette crise, aux allures modestes, se joue l’avenir même de leur raison d’être.
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