Bien des débats portent en ce moment sur l’usage du tirage au sort en politique.
Ce n’est pas nouveau : on a déjà tiré au sort les représentants du peuple : ce fut le cas à Athènes, au 5ème siècle avant notre ère ; à Venise, pendant des siècles, pour l’élection du doge,(on utilisait des boules, dites « ballotes », qui ont donné le verbe « ballotage ») ; à Florence au 13ème siècle, pour nommer des juges ; de meme en Aragon et en Castille au 14ème et 15ème siècle ; en Suisse au 17ème et 18ème siècle pour lutter contre la corruption des élus. Le tirage au sort fut aussi utilisé pour former l’assemblée constituante de 1000 personnes réunie en Islande en 2011, après la grande crise financière et politique, qui a dégagé toute la classe économique et politique du pays. Et il est aussi utilisé dans de nombreux pays, dont la France, pour sélectionner les jurys populaires. Ce mode de gouvernement fut recommandé, entre autres, par Aristote, Platon, Montesquieu et Rousseau ; et aujourd’hui, certains vantent la « stochocratie » (de kratein, (gouverner) et stokhastikos (aléatoire))
On tire aussi au sort les représentants des salariés dans les instances paritaires, lorsqu’il y a moins de places que de catégories de personnel. La France le fait.
On a aussi tiré au sort des décisions : Ainsi des recrues dans les armées révolutionnaires à la fin du 18ème siècle ; de la durée du service en France à la fin du 19ème siècle ; des soldats à passer par les armes pour mutinerie en 1917 ; de l’appel sous les armes des jeunes Américains pendant la guerre au Vietnam ; du droit de séjour pour un étranger dans certains pays, comme aux Etats-Unis.
Et, ce qui fait scandale aujourd’hui en France, pour départager des candidats à l’entrée à l’Université, quand les mécanismes de choix ne fonctionnent pas. La France est d’ailleurs le seul pays au monde à le faire, avec la Belgique, qui ne l’utilise que pour départager les seuls étudiants étrangers.
Certes, ce processus ne concerne cette année qu’1% des étudiants. Face au boom démographique avec plus de 30 000 étudiants supplémentaires , certaines licences sont prises d’assaut, en particulier la filière préparant à l’ensemble des métiers relatifs au sport et à l’activité physique et on n’a pas trouvé mieux pour départager les candidats.
Même s’il est limité, ce mécanisme n’en est pas moins scandaleux :il est révélateur d’une société qui n’ose pas affronter les enjeux de l’excellence ; il n’encourage pas les meilleurs à étudier davantage ; il prive les étudiants de leurs vrais choix et la société des meilleurs diplômés. Et, comme par hasard, il ne concerne pratiquement que des diplômés du bac professionnel, issus pour la plupart de milieux sociaux n’ayant pas accès aux meilleures informations pour s’orienter.
D’autres pays ont plus de courage, qui appliquent clairement la sélection ou le concours, d’une façon générale, sans leurrer les étudiants.
Ces processus de sélection ont des conséquences profondes sur le système éducatif : chacun oriente ses études, depuis l’enfance, de façon à se conformer au mécanisme de sélection ultime. Alors, à quoi bon travailler plus qu’une honnête moyenne si le tirage au sort décide de son avenir ?
Les syndicats étudiants craignent que le tirage au sort soit bientôt remplacé non par d’avantage de places, mais par une sélection explicite. Ils ont raison de le craindre. Ce serait la logique. Mais cela devrait s’accompagner d’une vraie reconnaissance de l’utilité sociale de la formation des étudiants, qui devraient être rémunérés pour se former, puisque toute la collectivité bénéficiera de leur apport ultérieur.
Plus généralement, le tirage au sort est toujours un signe d’impuissance. Il renvoie à l’idée qu’on ne sait pas décider et quelqu’un d’autre doit décider pour vous. Le hasard, dans beaucoup de civilisations est d’ailleurs l’expression la plus haute de la divinité : c’est Dieu qui parle par le hasard, pense-t-on. Et bien des méthodes de prévision, même parmi les plus sophistiquées aujourd’hui, sont fondées sur lui.
Même si le hasard joue un rôle immense dans chaque destin, le rôle d’une civilisation est justement d’en réduire le rôle. Et s’y abandonner, c’est le début d’un terrible renoncement à la plus belle conquête humaine : la liberté. Et à son contrepoint nécessaire : la lucidité.