Un incendie couve depuis longtemps dans un immeuble de grand luxe ; le syndic de l’immeuble le sait ; les locataires et les propriétaires aussi ; ils en parlent parfois, vaguement, dans leurs réunions, sans jamais décider de prendre les mesures nécessaires pour écarter le danger. Ils sont trop occupés à discuter de la nouvelle peinture de l’entrée et du partage des charges. Trop fiers aussi de faire visiter leurs jardins et leurs salles communes à des visiteurs admiratifs et envieux. Un jour, un incendie se déclare dans un local des combles ; on en informe les résidents, qui sont à ce moment, une fois de plus, en réunion avec le syndic de l’immeuble, qui a décidé, par surprise, de modifier la composition du conseil d’administration gouvernant la résidence. Un incendie dans un local technique ? Personne n’y attache de l’importance ; car rien n’est plus important pour tous ces gens que d’assurer leur place dans la future gouvernance de la copropriété. On débat, on se dispute, on fait une pause, on revient ; sans rien décider ; sans même prendre les mesures de base pour éteindre le feu dans le local annexe ; sans vérifier la conformité des extincteurs ; sans renouveler les assurances ni payer le personnel d’entretien. Jusqu’à ce que l’incendie atteigne un étage, puis deux, puis la salle de réunion de ces augustes personnages. Et détruise l’immeuble.

On aura compris que cette petite fable est une métaphore de ce qui se passe dans beaucoup de familles, de villes, d’entreprises, de pays. En particulier de ce qui se passe en France.

Partout, de tout temps, le même défaut, le pire : la procrastination. Chacun sait que la France, pays si magnifique qui a, récemment, si bien fait illusion aux yeux du monde, pendant quelques jours, est très profondément menacé. Chacun sait qu’un incendie y couve : Déficit commercial. Déficit budgétaire. Déficit primaire. Déficit de balance des paiements. Tous les mois, des statistiques nouvelles le confirment. Très récemment, un rapport a réaffirmé que, pour ne pas déraper totalement, le pays devra trouver 100 milliards d’euros d’ici à 2027. 100 milliards d’euros d’économies, parce qu’il ne saurait être question d’augmenter la charge fiscale du pays, qui est déjà une des deux plus lourdes du monde. Comment faire ? Où trouver des économies, alors qu’il y a tant de besoins insatisfaits, tant de manques cruels de personnels soignants, d’enseignants, de personnel de sécurité, d’ingénieurs.

Le pays ne peut pas se permettre de continuer à perdre son temps dans la procrastination au sommet, la convoitise au milieu et le ressentiment à la base. Il a besoin de donner un grand coup de pied au fond de la piscine. Et d’agir.

Je ne donne pas ici une solution ; je dis seulement ce qui est une évidence impensée :    La France ne peut pas se permettre encore six mois, un an, trois ans comme ça. Elle doit prendre conscience qu’elle va bientôt basculer dans la faillite financière, que les investisseurs préparent déjà leur départ ; que ses véritables élites, les ingénieurs et les travailleurs de l’économie de la vie, vont la quitter. Tout le monde, et pas seulement le Président, doit cesser de procrastiner. Il est urgent d’agir.

Le même diagnostic s’applique à l’Union européenne. Elle est encore une immense puissance, jalousée, admirée, convoitée par tous. Et donc, détestée par tous, qui ne pensent qu’à lui prendre ce qu’elle a de meilleur ; et la piétiner. Elle n’agit pas ; elle reste ouverte à tous les vents et ne fait rien pour se réindustrialiser, pour s’unir, pour se former.

Le même diagnostic s’applique aux valeurs construites depuis près de trois mille ans par la civilisation européenne : la raison, les droits des individus, la liberté individuelle. Elles sont partout menacées, piétinées. En particulier, en Europe, où elles survivent encore, on ne fait rien pour les défendre vraiment.

Enfin, le même réquisitoire peut être dressé contre l’humanité tout entière, qui n’est pas dans un meilleur état que notre beau pays et notre splendide continent. Elle aussi procrastine. Elle aussi refuse de voir les multiples incendies qui couvent. Elle aussi se divise en clans dérisoires ; pire encore : alors qu’elle est menacée de mort, elle s’entretue avec délice, sadisme, barbarie ; chacun voulant prouver à l’autre qu’il a de meilleures raisons de rester vivant.

Tout cela est, à chacun des niveaux, suicidaires.

Et pourtant, avec un peu de courage, avec beaucoup de volonté, de ténacité, d’audace, d’imagination, de solidarité, l’avenir peut être merveilleux. La France pourrait donner l’exemple. Le bon exemple. En cessant de procrastiner. En se réunissant autour d’un projet sérieux, lucide, prenant à bras le corps les problèmes les plus difficiles du pays. Ce projet peut vite exister. À condition de le construire tous ensemble. Seulement voilà : il faudrait s’unir plutôt que se combattre. Agir plutôt que parler.

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