François Mitterrand avait l’habitude de dire que, en France, la gauche ne pouvait gagner une élection présidentielle ou législative que si elle rassemblait au premier tour au moins 43% des voix. Aujourd’hui, on en est très loin, puisque le total des partis et groupes qui se disputent cet espace traine autour de 25%.
Idéologiquement, le pays semble avoir clairement basculé à droite : plus de 50% des électeurs se disent de droite, revendiquant ainsi l’appartenance à une mouvance multiforme (les historiens français, en suivant René Rémond, identifient au moins trois droites différentes : légitimiste, orléaniste et bonapartiste ; qu’on nommerait aujourd’hui réactionnaire, libérale, et populiste).
L’idéologie qui fait florès aujourd’hui à droite est un mélange de ces trois composantes : libérale sur le terrain économique, réactionnaire sur celui des mœurs, populiste dans l’approche du politique. Bien des intellectuels de droite aujourd’hui, et pas seulement en France, en font leur corpus doctrinal glorifiant la liberté d’entreprendre, méfiant devant tout excès dans les revendications des minorités, et intransigeant sur les moyens pour assurer l’ordre et la sécurité des citoyens.
Pourtant, à regarder la demande réelle des gens, et à la façon dont elle se traduit dans la pratique des différents gouvernements dans le monde, c’est à tout autre chose qu’on assiste : quand il s’agit d’obtenir quelques avantages de l’Etat, les gens ne sont plus du tout à droite, ils sont clairement à gauche :
Jamais, en particulier en France, la demande d’assistance et de protection n’a été si grande ; jamais les Etats n’ont autant dépensé pour assurer la survie des plus pauvres, la protection des chômeurs, des artistes, des restaurateurs, des ouvriers, des patrons, des entreprises ; et la protection de tous contre cette pandémie. La dette publique galopante en est une mesure.
Jamais l’économie n’a été plus dirigiste et moins libérale : partout, et en particulier en France, l’Etat a une emprise croissante sur l’économie, en poussant les entreprises à produire ce qui est le plus nécessaire (les masques, les vaccins, les médicaments, la nourriture, et toutes les autres productions des secteurs de l’économie de la vie) et en poussant à la reconversion des autres secteurs, sinistrés par la crise actuelle.
Jamais l’importance du long terme et de la planification n’a été plus nécessaire et mieux acceptée, pour lutter contre les changements climatiques, la perte de biodiversité, ou tout autre enjeu dans l’intérêt des générations futures ; et pour réorienter la production des entreprises et les formations de ceux qui auront à y travailler.
Jamais la demande de démocratie n’a été plus grande : beaucoup ne se contentent plus d’une délégation de pouvoirs tous les quatre ou cinq ans à un parlement ou un président ; ils veulent être en permanence associés à la décision, par mille et une formes, dans l’Etat, la commune, et l’entreprise.
Jamais les demandes des minorités, qu’elles soient culturelles, ethniques, historiques, sociales, ou sexuelles n’ont été plus exigeantes et mieux entendues ; jusqu’aux extrêmes américains du wokisme et leurs échos dans d’autres pays.
Jamais la demande d’un mondialisme concret n’a été plus grande, tant il est évident que c’est à cette échelle seulement qu’on peut traiter la lutte contre pandémie la protection du climat ou l’harmonisation fiscale.
L’exemple le plus emblématique de cette domination des pratiques de gauche vient de l’administration américaine ; et on la retrouve pratiquement partout ailleurs, où cela se traduit parfois par des étranges alliances, comme celle qui existe dans certains pays d’Europe du Nord et qui pourrait s’installer au pouvoir en septembre prochain en Allemagne, entre écologistes et droite sécuritaire, l’alliance « Vert noir ».
En France, si la gauche ne réussit pas à transformer sa prééminence pratique en une perspective électorale, certains diraient que c’est parce que les partis qui la représentent sont paralysés par leur bêtise, leur narcissisme, et leur esprit de boutique ; et parce qu’ils sont, comme l’aurait dit François Mitterrand, « tragiquement nuls ». Ou même parce qu’ils se comportent comme des partis de droite, pures machines à prendre le pouvoir, prêts à mener toute politique qui leur assurerait la victoire.
On pourrait espérer naïvement que la droite comme la gauche reviennent vite à des comportements plus moraux : agir comme on pense, penser comme on agit. Si on y parvient, l’idéologie de l’altruisme et de la coopération s’opposera à celle de l’égoïsme et de la compétition. Avec des pratiques alignées sur les discours.
Si cela n’a pas lieu, on peut s’attendre au pire : une idéologie d’extrême droite avec une pratique de gauche. Il y a un siècle, à un moment où, comme aujourd’hui, l’Amérique lançait son New Deal, cela a conduit l’Europe au pire. L’heure d’un New Deal européen devrait sonner.