Depuis l’invention de la photographie, en 1826, cette technologie, dont Baudelaire fut un des premiers à comprendre l’importance, a pris sa place comme un art à part entière. Et, plus encore, comme l’art le plus facile à pratiquer par chacun : on ne peut s’improviser musicien ; on peut s’improviser photographe. Depuis, la photographie est devenu un marqueur de nos sociétés.

L’agonie actuelle de Kodak en dit plus sur notre monde que bien des théories. Né dans les années 1880 à Rochester (Etat de New York), le groupe Kodak a longtemps dominé le marché mondial de la photographie grâce à la vision de son fondateur, George Eastman, qui réussit en 1888 à rendre la photo accessible à tous avec des appareils très bon marché. Eastman participa ensuite à l’invention du cinéma avec Edison, puis inventa le premier système de microfilm. Avec lui, le groupe atteint 120 000 personnes en 1973. Ses premiers successeurs, qui avaient pourtant vu venir le numérique, inventé en 1975 par un des ingénieurs du groupe, Steven Sasson, l’ont refusé, ne voulant pas cannibaliser les rentes tirées de l’argentique, et pensant qu’ils seraient en retraite avant son impact. Ce qui fut le cas. La firme ne s’est résignée que beaucoup trop tard, après l’an 2000, à venir sur ce marché. Conséquence : division par 8 de ses effectifs (de 64 000 à 8 000 salariés), diminution de plus de moitié de son chiffre d’affaire, vente aux enchères de ses 1100 brevets numériques. Après le jugement de faillite qui vient d’être prononcé, Kodak n’est plus qu’une firme minuscule, recentrée sur l’imagerie pour entreprises (impression commerciale et emballage notamment), et pour l’industrie cinématographique.

Leçon pour tous ceux qui ne se sentent pas concernés par le long terme.

Aujourd’hui, une autre crise s’annonce en photographie : pourquoi acheter un appareil de photo sophistiqué, sauf si on en a besoin pour des raisons professionnelles, quand les téléphones mobiles atteignent des spécifications excellentes et permettent d’envoyer immédiatement ses photos sur des sites comme Instagram. Ce nouveau venu, créé il y a un peu plus de deux ans, racheté par Facebook pour près d’1 milliard de dollars, compte déjà plus de 100 millions d’utilisateurs (Facebook, Twitter et LinkedIn ont mis respectivement 4, 5 et 8 ans pour atteindre cette taille).

Aussi, après Kodak, se sont tous les producteurs d’appareils numériques qui sont menacés de disparaître, au profit de ces nouvelles entités liées aux firmes de données. Ainsi, par exemple, va bientôt surgir un nouvel appareil photo numérique qui permettra à la fois de produire immédiatement la photo sur papier et de la publier sur des réseaux sociaux tels Instagram. Ce « Socialmatic » sera commercialisé par une société détentrice d’une licence Polaroid, que Kodak avait refusé.

La photographie a un immense avenir devant elle. Non seulement parce que chacun d’entre nous voudra tout conserver de sa vie, et des évènements dont il est témoin. Mais pour d’autres raisons : par exemple comme signature numérique, permettant, avec la reconnaissance morphologique, d’identifier toute personne rencontrée. Puis viendront de nouveaux appareils en 3D ; des progrès énormes seront faits en optique ; des lunettes connectées à Internet se généraliseront et seront aussi des appareils de photographie. Et la photographie fusionnera avec le cinéma. Des métiers disparaitront, comme ceux de paparazzi. D’autres apparaitront comme les gestionnaires de ces bases de données.

Dans un temps où tout devient si fugace, la photographie continuera longtemps à donner à chacun de nous une illusion d’éternité.

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