On se passionne, en France, pour le débat sur l’écriture inclusive, sans voir que c’est comme s’interesser à une grenouille dans une mare que va submerger un tsunami.
Car ce qui se joue en ce moment à l’échelle de la planète, pourrait être, tout simplement, la disparition de l’écriture de toutes les langues. Et même, à terme, de la parole. L’une et l’autre étant remplacées par une communication non verbale par signes écrits, dont les émoticons constituent l’esquisse.
D’abord, parce que nous nous parlons de moins en moins : les téléphones ne servent plus à parler mais à envoyer des messages Et même dans les bureaux, les collègues préfèrent communiquer par écrit plutôt que d’aller échanger à la machine à café. On y ressent la conversation avec l’autre comme une agression, une invasion de son champ privé ; alors que l’écrit a l’avantage de protéger la privauté, de laisser libre de répondre à sa guise, au moment où on veut, sans dévoiler d’émotion particulière. Le message écrit s’installe donc comme la forme supérieure de la politesse ; et l’interpellation inopinée comme la forme supérieure de l’impolitesse.
Ensuite, parce que, en matière d’écrit, et en particulier sur pour les messages envoyés par des téléphones mobiles et autres engins du même type, les échanges utilisent de moins en moins une langue, quelle qu’elle soit ; parce qu’elles sont toutes complexes à écrire, et parce que leurs sophistications grammaticales ne sont pas nécessaires pour se faire comprendre. Donc, de plus en plus de gens utilisent, à la place des mots, dans ces messages, des abréviations, des écritures phonétiques. En particulier, on voit s’y installer un mode de communication écrite qui n’utilise même plus les lettres : les pictogrammes. Les smiley, dit-on en français ; les emojis, dit-on en japonais ; les émoticons, dit-on en anglais. Emoji voulant dire d’ailleurs, en japonais, « pictogramme ».
Ce mode apparu en France en 1982 , aux Etats-Unis et au Japon en 1998, n’est plus anecdotique. Il est aujourd’hui codifié par une organisation californienne à but non lucratif, Unicode, qui valide les pictogrammes acceptés par tous les réseaux mondiaux . Ces pictogrammes disent des émotions, des sentiments, des faits. Leur signification est immédiate. Nul besoin de dictionnaire ou de grammaire pour les comprendre. Ils permettent à des gens au vocabulaire peu étendu de dire beaucoup plus, et beaucoup plus vite. Pour communiquer plus besoin de connaitre l’orthographe ou de parler une langue. De nouveaux pictogrammes apparaissent sans cesse, fabriqués par une intelligence artificielle. Aujourd’hui, Unicode référence 1920 pictogrammes, dans 5 couleurs de peau.
Et ils sont de plus en plus utilisés : il semblerait que plus de 5% des messages sur internet contiennent déjà au moins un pictogramme. Et j’attends, à moins qu’il n’existe déjà, le premier roman écrit entièrement en émoticon.
Les pictogrammes sont loin encore de constituer un substitut complet des langues : ils permettent mal de distinguer si on parle de soi ou d’un autre ; ils n’ont pas la même signification d’une culture à une autre ; et on peut difficilement construire avec eux des phrases entières, mais en a-t-on encore besoin ?
Ces pictogrammes sont des signes importants du futur. Ils sont, comme le bitcoin, une dimension de la globalisation en devenir : la monnaie, comme la langue, est attachée à un territoire ; et comme telle, elle disparait. De même, dans un monde globalisé, ce n’est pas l’anglais, ni le chinois, qui va remplacer les autres langues, ce sont les émoticons. Pendant que les gens continueront de parler des langues qu’ils n’écriront plus.
Je ne juge pas, je constate. Comme ont dû constater, avec nostalgie, terreur ou gourmandise, ceux qui ont vu, en Egypte, disparaître les derniers hiéroglyphes, remplacés au tournant de notre ère par le démotique puis par l’alphabet grec. Sans doute a-t-on ainsi perdu autant qu’on perdrait si, d’aventure, les pictogrammes venaient à remplacer les mots. Et si les conversations laissaient la place aux silences.