Trois événements cette semaine m’ont rappelé cette question majeure dont parlent souvent entre eux les philosophes, en chambre, et dont la vraie réponse n’est donnée que dans l’action.
Une jeune fille agressée à Strasbourg sans que nul ne réagisse ; le procès des assassins de la rédaction de Charlie Hebdo et des employés et des clients de l’Hypercacher ; les frôlements entre des avions chinois et taiwanais en mer de Chine, menaçant de déclencher un conflit, qui pourrait entraîner dans une nucléaire guerre les États Unis puis le reste du monde.
Dans le premier cas, il ne s’est trouvé personne pour prendre le risque, même minime, de mourir pour défendre une jeune fille agressée par des voyous. Dans le deuxième, il s’est trouvé des gens assez endoctrinés pour tuer et mourir par pure haine des autres. Dans le troisième, se pose encore la question de savoir si un pays prendra le risque de faire mourir une partie de ses citoyens pour protéger sa liberté, ou pour défendre celle des habitants d’un autre pays.
Donc, dans les trois cas, presque la même question : qui est prêt à se sacrifier, pour une cause noble ou folle, respectable ou diabolique ?
Il semble en tout cas que, en Occident plus qu’ailleurs, de moins en moins de gens soient prêts à prendre le risque de mourir pour sauver un individu, pour une défendre une cause, ou pour sauver un pays. Sinon peut-être, pour la plupart des gens, pour sauver ses propres enfants, ou ses parents.
Personne d’autres ? Vraiment ? Rien d’autre ne vaut vraiment de se sacrifier ? Pas même le bonheur des générations futures ?
Mis à part les sauveteurs professionnels, que sont les pompiers, les policiers, les gendarmes, les soignants, rares sont ceux qui, confrontés à la menace (une prise d’otage, un incendie, une noyade, une agression) qui pèse sur un ou un inconnu(e) prennent le risque de le ou la sauver. Et ces rares personnes, en général venus de milieu très modestes, sont admirées, adulées, vénérées. A juste titre.
Mis à part les militaires de carrière, rares sont ceux qui sont prêts à risquer leurs vies pour défendre la liberté de leur pays, ou d’un autre. La dernière guerre mondiale a d’ailleurs montré, cruellement, par exemple, que les philosophes les mieux structurés pour débattre de l’être et du néant, pouvaient se révéler les hommes plus lâches, les plus veules, face aux dangers ; alors que d’autres, hauts fonctionnaires, bourgeois, ouvriers, paysans, simples gens, se conduisaient en héros souriants face aux pelotons d’exécution.
Et, aujourd’hui, on peut se demander si l’une quelconque de nos démocraties occidentales, repues, fatiguées, narcissiques, obsédées par l’instant, fuyant la mort par toutes les formes de la distraction, seraient capables d’afficher une détermination crédible de prendre le risque d’être anéanties par un tir nucléaire, pour protéger l’indépendance de Taiwan, de la Lituanie, de la Pologne, de l’Allemagne, de la Grèce. … Qui ? Personne, sans doute. Si tel était le cas, l’OTAN, et avec elle l’Occident, ne seraient plus que des tigres de papier.
Or, l’expérience de l’Histoire nous apprend que les pays où on est moins préparé, individuellement et collectivement, à prendre le risque d’avoir à se sacrifier pour le bien-être des générations futures perdent toute vitalité, sombrent dans la lâcheté et sont les premiers à être envahis, détruits, pillés, annihilés.
Jusqu’à ce que se lèvent, chez eux ou à côté, assez de héros pour leur permettre de retrouver leur liberté, en risquant leurs vies.
La pandémie actuelle nous le dit plus encore, à sa façon : la mort est là, que nous avions tout fait pour oublier. La mort est là, que nous fuyons sans nous donner vraiment tous les moyens de la combattre. La mort est là, que nous nions sans plus chercher à lui donner un sens.
C’est pourtant à notre aptitude, lucide et sincère, à prendre conscience de notre véritable capacité à prendre le risque de mourir pour certaines causes qui donne du sens à notre vie. C’est elle qui dit ce que nous sommes et ce qui compte pour nous. C’est elle qui nous rappelle que l’essentiel est de tout faire, dans le quotidien, pour que nos voisins, et les générations futures, soient les mieux protégés contre les dangers de la vie, et les mieux préparés à vivre la meilleure vie possible, pour que, justement, nous n’ayons pas à nous sacrifier pour eux.
C’est dans l’énonciation de la mort que se situe le vrai secret de la vie.
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