A l’échelle de chacune de nos vies et de chacune des sept communautés, au moins, dont nous sommes membres (famille, cercles d’amis, entreprise, lieu de vie, pays, ensemble des humains, ensemble des êtres vivants), nous nous laissons trop souvent bercer par des illusions. Nous pensons qu’il suffit qu’une action soit énoncée pour qu’elle soit faite. Par exemple, il nous suffit de nous vanter des efforts que nous allons entreprendre pour pratiquer régulièrement un sport pour penser que nous en avons fait assez pour aujourd’hui ; qu’il nous suffit de parler de l’énergie que nous allons économiser drastiquement pour nous précipiter sur les catalogues de vacances à des milliers de kilomètres ; qu’il suffit, plus généralement, de parler des économies que nous allons décider pour penser que les privations sont suffisantes.
Ainsi, par exemple, en France, on a tant parlé des économies budgétaires reconnues par tous si urgentes que plus personne ne se préoccupe plus de les faire vraiment. En Europe, on a tellement dit qu’il fallait se doter d’une industrie de la défense et d’une armée commune qu’on se rassure en pensant qu’elle existe déjà. Et mondialement, on a tant parlé des urgences climatiques que beaucoup pensent que tout est en train de rentrer dans l’ordre.
Ce biais cognitif est très difficile à dépasser. Parce que chacun d’entre nous peut sincèrement croire que sa parole vaut action ; que la parole publique est l’annonce d’une action certaine. Et plus encore qu’une loi ou un budget voté est, par nature, évidemment mis en œuvre.
En réalité, il n’en est rien : bien des lois ne sont pas appliquées ou sont appliquées avec beaucoup de retard, parce que les décrets d’application ne sont pas publiés ; bien des allocations ne sont pas distribuées, parce que les bénéficiaires ne sont pas informés ; bien des économies ne sont pas faites, parce que personne ne vérifie qu’elles le sont.
Il n’existe, dans aucune communauté (et dans aucun pays, à ma connaissance), de mécanisme clair de vérification de ce que la parole est suivie d’actes.
A titre personnel, qui pense sérieusement à vérifier à intervalles réguliers qu’il a vraiment fait ce qu’il s’était promis de faire ? Et moins encore ce qu’il a promis à d’autres, si ceux-ci ne le lui rappellent pas. Dans l’entreprise, c’est pareil, bien des décisions sont annoncées et vaguement suivies d’effet, ou pas du tout.
A l’échelle d’une nation, il existe des mécanismes très sophistiqués pour sanctionner ceux qui violent la loi ; d’autres pour vérifier ex post l’impact d’une loi. Mais aucune institution, nulle part, ne vérifie en direct si une loi est vraiment mise en œuvre immédiatement et complètement ; si on a pris les décrets d’application ; si les textes précédents ont bien été écartés. En particulier, on vérifie peu si les lois négatives, les décisions punitives, les coupes budgétaires, les restrictions à l’usage de produits polluants ou nocifs, sont concrètement mises en œuvre immédiatement et partout.
En France, par exemple, ce contrôle n’est pas dans la mission de l’administration, ni dans celle des tribunaux administratifs, ni dans celle des tribunaux judiciaires, ni enfin de la Cour des Comptes. Ce n’est la mission première de personne. Donc, personne ne le fait. A moins d’une culture de la rigueur et de l’intégrité, d’un respect fanatique de la parole donnée et d’une pression politique extrême sur les agents publics.
Un jour, plus tôt qu’on ne le croit, la réalité viendra cogner à la porte. Et quand elle viendra, cela sera terrible. Pas pour ceux qui auront procrastiné. Mais pour tous ceux qui en sont et seront victimes. C’est-à-dire, pour les enjeux planétaires, pour chacun de nous.
En France, bien des entreprises périront parce que les patrons n’auront pas vérifié que les décisions prises ont été mises en œuvre. Au niveau de l’État, s’il ne sont pas mises en œuvre (et pas seulement annoncées) au plus vite des réformes budgétaires radicales, une crise financière majeure aura lieu bientôt ; et les plus pauvres paieront un prix très lourd.
Il est urgent d’attacher leur vrai sens aux mots ; de les considérer comme des avant-gardes exigeantes de la réalité qu’ils annoncent. Et de ne pas réduire la politique à un vague discours flottant sur l’air du temps.
Pere Borrell del Caso, Fuyant la critique, 1874