Pour analyser sérieusement la situation française du moment et essayer de lui trouver du sens, sans doute faut-il remonter à une question dont peu de gens parlent : le budget 2025.

Dans un pays bien tenu, et c’est le cas de la France, le budget de l’année suivante est préparé pendant l’été et présenté fin septembre au Parlement. Sa préparation commence par une réflexion interne de la Direction des Comptes Publics, suivi des premiers arbitrages par le Ministre des Finances et le Premier Ministre et de l’envoi par celui-ci, autour du 15 juin, à chaque ministre, de ce qu’on appelle des « lettres de cadrage » qui fixent les enveloppes dans lesquelles chaque ministère doit faire tenir ses dépenses.

Ce calendrier explique peut-être, consciemment ou inconsciemment, la décision de dissoudre l’Assemblée nationale : il n’est pas invraisemblable que les premières esquisses des lettres de cadrage aient montré que la situation économique et financière du pays était si mauvaise que le budget de 2025 allait exiger, pour maîtriser les déficits, des hausses d’impôts ou des coupes budgétaires très supérieures à celles annoncées jusqu’ici. Dès lors, il n’est pas invraisemblable que la « clarification » dont a parlé le Président de la République portait en réalité sur la question de savoir qui aurait le courage de présenter au pays un tel budget ; et qui ne l’aurait pas et afficherait un déficit budgétaire très supérieur à celui d’aujourd’hui, déjà très dégradé.

Il n’est pas non plus invraisemblable que les principaux aspirants à la direction du pays aient eu aussi l’intuition de cette situation.

Cela expliquerait pourquoi Marine Le Pen, (qui sait, par ailleurs, qu’elle n’a intérêt ni à l’échec de son lieutenant Bardella dans l’exercice du pouvoir, ni à son succès qui pourrait lui voler ses dernières chances de gagner les prochaines élections présidentielles), préférerait que son parti n’ait pas la responsabilité de présenter et d’exécuter le budget 2025 et les suivants, jusqu’en 2027.

Cela expliquerait aussi pourquoi Jean-Luc Mélenchon et ses quelques affidés directs, (que je ne confonds pas avec l’ensemble des membres et des élus de son parti), font implicitement tout ce qu’ils peuvent pour que le RN l’emporte, avec l’espoir de plonger ainsi le pays dans une situation de chaos idéologique, social et financier, qui ne pourrait profiter, dans leur esprit, qu’à l’autre extrême, c’est-à-dire eux-mêmes.

Quant aux partisans du raisonnable, c’est à dire l’ensemble des autres partis, y compris l’essentiel des Républicains et des élus de la LFI, ils ne font pas trop entendre leurs voix sur ces sujets.

Au total, dans cette campagne improvisée où chacun est arrivé sans programme sérieux, personne, parmi tous ceux qui font semblant de se disputer le pouvoir, n’est véritablement pressé de l’exercer. Et c’est pourquoi chacun y va, en toute impunité, de ses promesses improvisées et de ses colères feintes.

De fait, pour exercer le pouvoir dans une telle situation, il ne suffira pas de détourner l’attention vers l’un ou l’autre des quatre boucs émissaires traditionnels : les gouvernants précédents, l’Europe, les marchés et les étrangers (pas les mêmes étrangers pour les uns et pour les autres). Il faudra vraiment reconnaître haut et fort que le moment est très difficile, que la France est le seul pays européen cumulant les quatre déficit fondamentaux (budget, budget primaire, balance commerciale et balance des paiements).

Il faudra sortir des illusions, affronter le réel, prendre en compte très sérieusement les enjeux écologiques et géopolitiques, devenir plus juste fiscalement et socialement, sauver nos services publics, et en particulier l’école et l’hôpital, mettre à l’amende les passagers clandestins (pour la plupart des citoyens français aisés) d’un système de transferts sociaux mal financé. Il faudra oser dire que le moment est venu d’être juste et rigoureux, lucide et altruiste, de débattre entre gens de bonne volonté et de bonne foi, d’opinions diverses cherchant s’il existe des points de convergence autour des valeurs qui définissent l’identité de ce si magnifique pays. Cela passera nécessairement, dans les années à venir, pour sauver la démocratie, par une coalition allant de la droite républicaine à tous les partis de gauche, à quelques individualités près qui auront trop joué avec le feu. Sans oublier de tenir compte des préoccupations de sécurité et de pouvoir d’achat légitimement ressenties par les électeurs qui se seront portés sur le Rassemblement national.

Profitons de cette période particulière pour avoir enfin, vraiment, un gouvernement prenant en compte toutes les angoisses et toutes les espérances.

j@attali.com

Image : Pexels.