La gauche française, rassemblée aujourd’hui sous l’étiquette NFP, pourrait être prochainement amenée à gouverner, en « appliquant tout son programme, que son programme et en respectant le calendrier annoncé ». Elle pourrait même ne pas être renversée par une motion de censure immédiate, parce qu’elle aurait reçu la bénédiction implicite du Rassemblement National, ravi de laisser ses adversaires échouer, pour rafler la mise aux élections suivantes. De fait, dans les circonstances actuelles, et avec un tel programme, la gauche ne peut qu’échouer et être balayée par les électeurs. Ce serait alors la fin, pour longtemps, d’une perspective de gauche dans ce pays.
Celui qui écrit ces lignes a été, et reste, un électeur de gauche. Il a, cette fois-ci encore, voté à gauche, par fidélité à des valeurs. Il ne peut cependant que condamner un programme dont la mise en œuvre éloignerait sa famille politique du pouvoir pour des décennies.
Rappelons les rapports de force : la gauche ne représente pas plus de 30% des votants aux dernières élections ; elle a fait élire l’essentiel de ses députés (qui représentent moins d’un tiers de l’Assemblée nationale) grâce à l’appui d’électeurs du centre et de droite, qui voulaient écarter le RN sans approuver pour autant le programme de la gauche, et en passant outre les intolérables relents antisémites et communautaristes que portent de nombreux candidats de cette gauche.
Rappelons la situation du pays : un quadruple déficit (budget, budget primaire, balance commerciale, balance des paiements) ; des agences de notation aux aguets ; un budget à présenter au Parlement dans 70 jours.
Dans ce contexte, voilà que la gauche promet d’appliquer un programme improvisé en quatre jours.
D’abord, il faut féliciter les partis de gauche d’avoir voulu se doter d’un programme. Cependant, il s’agit là d’un programme bâclé, qui n’a pas été préparé pendant toutes ses années d’opposition, pendant lesquelles la gauche n’a réussi à présenter que des programmes incomplets, non financés, et passant sous silence, faute d’accord entre les partis, bien des sujets, tels les enjeux européens, qui déterminent très largement la faisabilité d’un programme national.
Dans ce programme, distinguons ce qui y est (un SMIC à 1600 euros, un abandon de la réforme des retraites, un blocage des prix, la confiscation de tout héritage supérieur à 12 millions d’euros, c’est-à-dire de la nationalisation à terme de centaines de milliers de PME) et ce qui n’y est pas (des mesures pour l’innovation, la productivité, la compétitivité, la réduction de la dette publique, la lutte contre la désertification des zones rurales, l’agriculture durable, un plan sérieux pour la santé, l’éducation, l’écologie, la lutte contre les discriminations, l’égalité des genres, le respect de la laïcité). Un programme dont le financement n’est pas assuré, malgré quelques calculs de coin de table ; parce que bien des dépenses ne sont pas comptées (telles les subventions qu’il faudrait accorder aux PME pour qu’elles supportent la hausse du SMIC) et que bien des recettes sont surestimées (parce que celles qui sont annoncées sont largement inconstitutionnelles).
La mise en œuvre intégrale de ce programme, (et rien que de ce programme) entraînerait très rapidement une hausse des taux d’intérêt, donc du coût de la dette, donc une hausse des dépenses budgétaires ; et un arrêt des investissements, donc un ralentissement de la croissance, donc une baisse des recettes budgétaires. Il s’en suivrait une hausse du chômage et une crise financière majeure. De plus, la promesse explicite de ne pas respecter le pacte budgétaire européen conduirait à une très grave crise avec nos partenaires de l’Union.
Naturellement, ce sont les plus pauvres qui en paieront le prix, tandis que les plus riches trouveront les moyens de s’en prémunir, quitte à quitter le pays.
Et pourtant, me dira-t-on, ce programme a été préparé par des économistes et a reçu le soutien enthousiaste et péremptoire de nombreux autres, dont quelques prix Nobel. Comment est-ce possible ? Tout simplement parce que l’économie n’est pas une science dure, à la différence de la physique et de la chimie ; parce qu’on trouve toujours des économistes pour soutenir une théorie, quelle qu’elle soit ; parce que certains de ces économistes sont rémunérés par les impôts qu’ils proposent d’augmenter, tandis que d’autres vouent une adoration fanatique au marché.
Ce programme n’a rien à voir avec celui, (fait de réformes de structure et irréprochable sur le terrain du racisme et de l’antisémitisme) que la gauche mit en œuvre en 1981, après 7 ans de maturation, dans une situation politique tout autre, où le parti socialiste avait conquis seul la majorité, sans plus avoir besoin du soutien des députés communistes, qui furent cependant, pendant un temps, de loyaux alliés.
Le programme d’aujourd’hui mérite, lui, la critique sévère que fit, en 1973, le grand penseur libéral de l’époque, Raymond Aron, quand il décrivit, dans un article demeuré célèbre, une première version du programme de la gauche (alors dominée par le parti communiste) comme « un cercle carré ».
Pour ma part, souhaitant que la gauche revienne un jour au pouvoir pour y rester longtemps, j’espère qu’elle saura trouver le chemin du cœur et de l’esprit de ceux qui l’ont quittée, qu’elle saura se débarrasser de ce programme, et écarter ceux qui le soutiennent, au mieux sans en avoir écrit une ligne, et au pire sans même l’avoir lu.
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