Pas un quinquennat qui n’ait été empoisonné, en France, par la question du prix de l’essence. Car il est clair qu’on poursuit, avec cela, deux objectifs contradictoires, aussi légitimes l’un que l’autre.
Pour certains, il faut l’augmenter pour inciter un maximum de consommateurs à utiliser moins de pétrole, donc réduire leurs émissions de carbone. Pour d’autres, il faut au contraire baisser ce prix, parce qu’on ne peut pas demander à ceux qui n’ont pas d’autres moyens de transport disponibles, de payer plus cher leur essence.
Le choix est purement politique : entre l’urgent et l’important. Il est à la fois urgent de calmer la colère des électeurs et important de préparer le monde des générations futures. Tous les présidents précédents ont cédé devant les exigences de l’urgence, en bloquant les hausses de l’essence, ou au moins de sa fiscalité.
A priori, ce n’est pas ce que s’apprête à faire l’actuelle majorité, qui tient ferme sur la hausse des prix, pour les années à venir.
J’approuve ce choix. Mais pour moi, la bonne réponse suppose une vision beaucoup plus large encore, et s’articule autour des trois principes suivants :
1. Maintenir la trajectoire carbone, c’est-à-dire la hausse prévue de la fiscalité sur l’essence pour préserver l’incitation à changer de mode de transport.
2. Faire financer par l’Etat, et gérer par les départements, c’est-à-dire au plus près des gens les plus démunis et contraints, des subventions compensatoires minimales dégressives, très personnalisées, pour éviter les effets d’aubaine et de seuil.
3. Donner la priorité aux moyens de transport de substitution (bus, train, taxi collectif, prises pour batteries électriques) dans les zones rurales.
Car, à mon sens, là est l’essentiel du problème, et pas seulement du problème français : S’il est assez facile en ville de trouver un substitut à l’usage d’un véhicule polluant, cela l’est beaucoup moins dans les territoires ruraux.
Une part croissante de gens vivront dans des villes et d’innombrables technologies, et services sociaux, permettront aux citadins d’y vivre le mieux possible, à moindre coût. Parce que le marché urbain sera assez vaste pour attirer les innovateurs et les entrepreneurs, technologiques et sociaux.
Par contre, ceux des gens qui resteront dans les campagnes, et qui sont si essentiels à l’alimentation des citadins et à l’équilibre de la nature, sont et seront trop peu nombreux pour attirer les investissements qui leur seraient utiles et spécifiques.
Et pourtant, la ruralité devrait être un champ prioritaire de progrès technique et social.
Par exemple, on devrait pouvoir utiliser massivement des drones pour livrer des marchandises de toutes natures sur ces territoires à habitat dispersé. On devrait installer et faire vivre dans les campagnes des systèmes de transports par véhicules autonomes, plus faciles à gérer sur des routes peu encombrées qu’au milieu des embouteillages urbains. On devrait penser, inventer, animer des services de télétravail, de télémédecine, de téléenseignement, de téléassistance, de télésurveillance, spécialement pour ces territoires. Ils assureraient à ces habitants la même qualité de services que ceux dont disposeront ceux qui seront entassés dans des villes, à proximité de bureaux, d’hôpitaux, de crèches, d’écoles, de magasins, de commissariats de polices, de bureaux de postes.
Partout dans le monde, ces technologies pourraient radicalement changer le rapport au travail, à la convivialité, à l’habitat, à la nature, aux migrations, à la culture, à l’ordre social. En France, en particulier, ces technologies pourraient aider à inverser la désertification de nos territoires, si désastreuse, et le sentiment d’abandon, si maléfique, dont souffrent les ruraux d’aujourd’hui.
Encore faudrait-il que chacun pense à partager des moyens de transport, à mettre en place de nouvelles organisations du travail. Et plus généralement à mieux connaitre ses voisins, pour partager tout ce qui peut et doit l’être.
Mieux encore que le progrès technique, l’altruisme est l’avenir.
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