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Dans un livre révolutionnaire, publié en 1929, (« Un bureau à soi »), l’écrivaine britannique Virginia Woolf montrait que ce qui avait entravé le plus le développement de la littérature féminine en Grande-Bretagne était le fait que les femmes n’avaient, même dans la bonne société, ni argent personnel pour voyager, ni une chambre personnelle pour s’isoler et écrire. Alors que les hommes, eux, dans cette même bonne société britannique, avaient les moyens de voyager et une pièce pour installer un bureau, lire, écrire… Ainsi, expliqua-t-elle (en réponse à un évêque qui avait expliqué que jamais une femme n’avait eu, ou n’aurait un jour, le talent de Shakespeare) que si l’auteur d’Hamlet avait eu une sœur, celle-ci n’aurait jamais eu les mêmes facilités matérielles que son frère pour écrire son œuvre.
La pandémie actuelle nous rappelle cruellement l’actualité de cette thèse : il semblerait, par exemple que, depuis 2020, en France au moins, les chercheurs ont un peu plus publié qu’ils ne le faisaient en moyenne les années précédentes ; alors que les chercheuses, elles, auront achevé beaucoup moins de leurs travaux. Car tout laisse à penser que, dans ces milieux comme dans beaucoup d’autres, les travaux domestiques n’ont pas été répartis à égalité entre les membres des familles, et que les hommes ont pu plus aisément occuper l’espace familial pour y travailler ; tandis que les femmes ont dû abandonner une partie au moins de leurs activités, et en particulier celles qui exigeaient le plus de concentration et de solitude, pour s’occuper des tâches domestiques et des enfants, ou pour les cumuler, quand elles ne pouvaient pas faire autrement : il ne sert à rien de développer internet ou toute autre technologie si on n’a pas une pièce pour s’en servir en toute tranquillité.
Ces différences entraîneront des conséquences durables sur la vie de ces chercheuses : elles pourront moins facilement qu’elles n’auraient dû prétendre à des postes valorisants, à la direction de laboratoires, à des progrès dans leurs carrière. On aura perdu des romans, des œuvres d’art, des découvertes.
Plus généralement, les enseignantes et les chercheuses auront particulièrement souffert de cette crise. Non seulement par la charge de travail et par les risques courus, mais par les difficultés de s’isoler pour la préparation de cours et leurs recherches personnelles. On en verra les conséquences dans les années à venir. Non seulement dans les avancements de carrière de ces femmes, mais dans la qualité de l’éducation des enfants, dont elles assurent l’essentiel. Car ce qui pénalise les femmes enseignantes et les chercheuses pénalise en même temps les garçons et les filles des générations à venir.
Plus généralement encore, ces deux années, (à supposer même qu’il n’y en ait pas une troisième) auront entrainé un recul des droits et de perspectives de carrières pour de très nombreuses personnes en les privant plus que jamais d’un espace personnel. Des femmes, d’abord, mais aussi des enfants, et plus généralement des plus fragiles. Plus particulièrement, en France, les femmes et les enfants des quartiers, déjà très largement victimes de discriminations et qui auront plus que d’autres soufferts de l’étroitesse de leurs logements et de la difficulté de se concentrer pour mener un travail personnel quand tant d’obligations familiales les assaillent. Le télétravail sans moyen de s’isoler est sexuellement discriminant.
Ceci n’est pas spécialement français ni européen. A l’échelle mondiale, le télétravail pénalise celles et ceux qui ont le moins accès aux moyens de la solitude, nécessaire en particulier aux travaux de recherche et de création. Et les femmes auront perdu dans cette crise une large partie de l’’autonomie si péniblement gagnée. Des enseignantes, ne pouvant enseigner, ont été licenciées par milliers ; et des millions d’enfants, privés d’école, paieront toutes leurs vies les lacunes qu’ils auront ainsi irréversiblement accumulées.
Une des premières choses à faire, une fois cette parenthèse fermée, (et surtout là où le télétravail va s’installer durablement ), sera de repenser tout autrement les logements, pour que chacun y ait son lieu propre, pour que le droit à la solitude, à la concentration, à la découverte de soi soit reconnu comme aussi important que ceux de boire, de manger, de se laver, de dormir, dont nul ne discute l’importance dans l’architecture domestique.
j@attali.com