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Ce qui se passe en Afghanistan, et la tragédie qui y attend ceux qui y restent piégés après le départ des Américains, devrait nous rappeler une évidence, trop souvent oubliée : tout événement, qu’il soit positif ou négatif, dont la dynamique de matérialisation est quasi-certaine, se produit en général bien plus tôt qu’attendu, surprenant ceux qui vivent dans l’inconscient confort du présent.
Ainsi, il était évident que l’annonce même, en février 2020, du départ des troupes américaines, (après l’accord hallucinant du gouvernement américain avec les ennemis du gouvernement afghan) allait entrainer la prise des villes de province, puis de Kaboul, par les Talibans. Les plus pessimistes ne discutaient doctement que du temps qui leur serait nécessaire, tablant en général sur plus d’un an ; et peu de gens comprenaient que, puisque cela était un événement certain, il aurait lieu très vite. Beaucoup plus vite. En quelques jours. Avant même le départ des Américains.
J’ai connu, il y a longtemps, un événement du même genre : pendant l’automne 1988, en raison des choix faits par Gorbatchev de ne plus tirer sur les manifestants dans les pays de l’Est, et d’abord en Pologne, puis en Allemagne de l’Est, il était devenu évident que le bloc de l’Est se disloquerait, que les régimes s’effondreraient, et que, en particulier, la réunification allemande aurait lieu « un jour ». Pour beaucoup, « un jour » était très lointain et en décembre 1989 encore, j’ai entendu, dans une conversation privée, le président américain de l’époque, George Bush Sr, un des plus sophistiqués et des plus compétents des présidents américains des dernières décennies, réaffirmer sa certitude que cette réunification n’aurait pas lieu avant dix ans au moins. Elle fut en fait conclue en moins de six mois. Et quelques jours plus tard, j’ai entendu, à Kiev, Gorbatchev dire, en privé aussi, qu’il était convaincu que l’Union Soviétique était un acquis irréversible de l’Histoire, alors qu’il était évident, pour tous ceux qui avaient compris l’inéluctable appel de la liberté, qu’’elle allait disparaitre ; ce qui fut le cas deux ans plus tard.
Ces exemples montrent que, quand un événement, positif ou négatif, est quasi certain, il a lieu plus vite que la logique voudrait le laisser croire.
Certes, ce ne fut pas toujours le cas : le déclin, prévisible, de l’Empire Romain, dura cinq siècles ; la Révolution française, tout à fait prévisible aussi, arriva bien après les prévisions des plus lucides penseurs des Lumières. Toutefois, aujourd’hui, l’Histoire s’accélère, pour mille raisons : il est plus difficile aux puissants de retenir des masses humaines de plus en plus nombreuses ; les contradictions matérielles, économiques, sociales, écologiques, sont de plus en plus vite ressenties comme insoutenables. Et les technologies de communication raccourcissent les délais de réponses des divers acteurs.
Aujourd’hui on se trouve devant une situation de ce genre sur bien des fronts :
D’abord, les dérèglements climatiques : on sait qu’ils auront lieu ; c’est annoncé, démontré, documenté, daté ; on constate chaque jour qu’ils se matérialisent déjà, bien plus tôt que prévu. Et il est clair qu’ils vont encore s’accélérer : ce qu’on annonce pour 2050 aura lieu en 2025. A moins d’agir tout de suite.
Ensuite, la Covid 19 : à force de prévoir comme une certitude que, un jour lointain, un nouveau variant pourrait contourner la protection du vaccin, il arrivera, bien plus tôt que prévu, si on ne fait rien pour prémunir le reste des gens fragiles du monde, là où, justement faute de vaccins, naissent l’essentiel des variants.
De même encore, on sait que le régime chinois va au-devant de très graves problèmes, sociaux, démographiques, écologiques et politiques et qu’il pourrait choisir de les retarder en se lançant dans une aventure militaire à propos de Taiwan. On le sait et pourtant, on fait comme si on ne le savait pas vraiment. Et que cela n’aurait pas lieu. Et pourtant, cela aura lieu ; et plus tôt qu’on ne croit.
De même, on peut prévoir qu’un jour, les Palestiniens, dominant démographiquement, renonceront à leur revendication d’un Etat, pour demander que leur soient reconnus les droits pleins et entiers de citoyens dans un Etat d’Israël élargi aux territoires occupés. Cet événement, très probable, aura lieu si rien n’est fait pour créer leur Etat, et bouleversera la donne au Moyen-Orient.
De même encore, il est devenu clair que les Etats Unis ne seront plus un jour en situation de vouloir, ni de pouvoir, défendre leurs alliés d’aujourd’hui, et qu’ils retireront leurs troupes du reste du monde, en particulier de l’Europe. Cette situation, que chacun sait inéluctable, se produira bien plus tôt qu’attendue ; pourtant personne ne fait rien pour s’y préparer. Pourtant, cela devrait conduire chacun, en particulier l’Union Européenne, à se poser des questions existentielles et à prendre sa défense en main. Et encore : chacun sait bien que, si on n’agit pas sérieusement pour aider à leur développement, des dizaines de millions d’Africains se déplaceront un jour vers l’Europe.
Et encore, chacun sent bien que on ne pourra avoir, dans cinquante ans, deux milliards d’Africains dans la misère à 20 kilomètres d’une Europe prospère sans que ne se passe quelque chose de massif, de bouleversant . Et qu’il est de l’intérêt vital de l’Europe que de participer au développement de ce continent si prometteur.
Plus encore, si on veut bien y réfléchir, chacun connait dans son entreprise, dans son travail, dans son entourage, dans sa vie amicale, familiale, ou amoureuse, des situations du même genre : on devine que tel événement (une faillite, un décès, une dispute, une rupture, une rencontre, une échappée) est très probable, qu’il va se produire, mais pas tout de suite, et peut être pas du tout, alors on ne s’en préoccupe pas. Et puis, très souvent, ces évènements qu’on n’a pas voulu voir arrivent plus vite que prévu.
Faites, s’il vous plait, le tour de ces événements-là. Et demandez vous si vous souhaitez les voir se produire ; et si c’est le cas, alors n’attendez plus ; accélérez en la venue. Et si au contraire vous les redoutez, demandez de vous ce que vous pouvez faire pour les éviter ou pour, au moins, vous y préparer. Et il y a beaucoup à faire, tant sur le plan géopolitique, que collectif ,écologique, économique, financier, social, politique, associatif que personnel : les dérèglements climatiques ne sont pas encore inévitables ; la guerre en mer de Chine n’est pas encore certaine ; la vulnérabilité militaire de l’Europe n’est pas sans réponse ; l’arrivée de variants contournant les vaccins n’est pas fatale ; les migrations massives venant d’Afrique sont résistibles ; et tant d’autres situations pour lesquelles la procrastination est mortelle et l’anticipation la clé de la survie.
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