Deux événements apparemment sans rapport devraient servir d’alerte et conduire à s’interroger sur les dangers que courent les systèmes d’éducation dans le monde entier.
D’abord, en France, il est devenu si difficile de trouver et de garder des enseignants qu’on en est réduit à les recruter sur entretien. En 2021 déjà, on voyait s’accélérer la chute du nombre de candidats au concours de recrutement en mathématiques ; en 2022, il y a eu un tiers d’admissibles de moins que de postes disponibles en mathématiques, et une proportion moins élevée encore de candidats en allemand, en lettres classiques et en lettres modernes. On en a été réduit, dans certaines académies, à recruter des enseignants après une demi-heure d’entretien sur des sujets aussi vagues que : « quelles sont vos conceptions de l’école, de la charge de travail, de la discipline ? » ou encore « Peut-on punir un enfant ? Si oui, comment ? ». Les candidats jugés aptes après ce moment face à un jury seront ensuite initiés, en quelques semaines, aux bases de la pédagogie.
Certains diront que ce n’est pas si grave. Qu’après tout, c’est déjà le cas dans de nombreux pays et que c’est même la pratique habituelle dans les établissements d’enseignement supérieur, où les anciens étudiants sont très souvent appelés à enseigner sans avoir reçu de formation pédagogique ; en particulier, en Afrique, la quasi-totalité des enseignants contractuels, de tout niveau, n’ont aucune formation.
Ensuite, en Chine, quelques universités, pour l’instant de niveau provincial (l’université du Peuple à Pékin, l’université de Nanjing et celle de Lanzhou) viennent de renoncer à évaluer leur position dans l’actuel classement mondial des universités, dit « classement de Shanghai »). Cette décision a été prise après une réduction de l’enseignement des langues étrangères dans le secondaire, la suppression du test international « Advanced Placement » massivement utilisé jusqu’ici par les bacheliers chinois pour accéder aux universités américaines, et une allocution de Xi Jinping, le 25 avril, dernier, qui disait vouloir continuer à faire des universités chinoises des références mondiales mais « aux caractéristiques chinoises », et non plus, comme avant, en suivant les « standards » étrangers. Ce changement est d’autant plus surprenant que la Chine avait réussi à imposer sa propre conception de l’excellence, en sous-valorisant, dans les critères de classement, l’importance de la liberté universitaire, ce qui lui permettait de placer dix universités chinoises dans les 200 premières mondiales. Cette renonciation ne concerne pas pour l’instant les universités les plus importantes du pays ; elle pourrait annoncer le retour de ce qu’on recommence à nommer en Chine, comme au temps de la Révolution culturelle, « la pensée rouge ». Elle pourrait conduire à penser que, une fois de plus, la Chine décidera de tout faire toute seule, sans contact avec le monde extérieur, sinon en situation d’hostilité à son égard.
Ces deux événements ne sont pas anecdotiques :
L’un révèle la très grande difficulté à recruter assez d’enseignants compétents, et à les garder, quand ce métier est décrié, sous payé, sous formé et concurrencé par beaucoup d’autres, mieux valorisés, tels ingénieurs ou informaticiens ; et par d’autres encore, fantasmés, comme les métiers du spectacle ou du sport. Plus particulièrement en France, où les enseignants gagnent 10 ou 15 % de moins que la moyenne des enseignants de l’OCDE, et beaucoup moins que leurs collègues allemands, hollandais, et suédois.
L’autre révèle la crispation politique du modèle de développement, dans de très nombreux pays, et pas seulement dans les dictatures, et annonce le recul de l’enseignement des sciences, des langues des autres, des valeurs universelles et de la liberté de penser.
Si ces deux signaux faibles, pour l’instant encore minoritaires, devaient se développer, alors on peut craindre le pire : des professeurs mal formés, enseignant sans comprendre.
Même si nul ne peut contester le danger mortel que représente aujourd’hui le changement climatique, on ne peut pas ignorer que, sur une planète au climat redevenu tempéré mais où personne ne saurait plus faire de la science et penserait que sa langue et la culture de son pays sont les seules qui méritent d’être connues, on mourrait d’ignorance et de barbarie.
Education et environnement supposent donc l’un et l’autre des actions dont les effets seront longs à se faire sentir. Raison de plus pour commencer tout de suite.
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Image : Egbert van Heemskerck, Le maître d’école,1687