La vieillesse est trop souvent présentée comme un moment où les gens ne sont plus eux-mêmes et s’enfoncent dans des délires qu’il vaut mieux mépriser.
Ainsi, quand De Gaulle parle, dans le premier tome de ses Mémoires de guerre, du « naufrage » de Pétain (« La vieillesse est un naufrage. Pour que rien ne nous fût épargné, la vieillesse du maréchal Pétain allait s’identifier avec le naufrage de la France. » ), il reprend une vieille métaphore, déjà utilisée par Chateaubriand à propos de l’exil et la mort de Charles X, comme le fera remarquer un peu plus tard Simone de Beauvoir (dans un passage ahurissant de son Essai sur la vieillesse, publié en 1970, où elle écrit: « La vieillesse est un naufrage écrivit Chateaubriand avant d’être plagié par le général de Gaulle, qui en avait après Pétain » et où celle qui ne fut pas connue comme une résistante exemplaire, pas plus que ne le fut son compagnon, Jean Paul Sartre, ose résumer l’affrontement de la collaboration et la résistance à : « De Gaulle en avait après Pétain » ! ).
En disant cela, De Gaulle, comme Beauvoir après lui et tant d’autres, commettent une grave erreur, peut-être volontaire, et qui va bien au-delà du cas du maréchal félon : c’est un Pétain très lucide, pas du tout sénile, qui, en cohérence avec toutes ses valeurs personnelles, modifia lui-même, la plume à la main, en le durcissant, le statut des Juifs d’octobre 1940 ; et en voulant réduire cette histoire au « naufrage » imaginaire d’un seul homme, De Gaulle vise à masquer ce qu’était réellement une très grande partie de la France de 1940 : très largement antisémite, pacifiste, et peu encline à défendre ses valeurs républicaines. Même si des centaines de milliers d’héroïnes et de héros ont su se sacrifier pour en sauver l’honneur, la France de ce temps s’est lucidement vautrée dans la collaboration. Et si ce fut un naufrage, ce fut celui, conscient et parfaitement assumé, de tout un pays.
Plus généralement, la vieillesse n’est pas un naufrage (sauf évidemment pour ceux qui sont atteints de redoutables pathologies, dont la science finira par comprendre les causes, et par réparer les conséquences, comme elle réussit chaque jour tant de prouesses nouvelles pour aider chacun à vivre beaucoup plus longtemps en bonne santé) ; la vieillesse est un moment où beaucoup de gens, libérés de toute ambition de faire carrière et de toute obligation de plaire, de séduire, d’être aimé, se débarrassent de leur surmoi pour dire ce qu’ils pensent vraiment depuis longtemps, pour lâcher leurs coups, régler leurs comptes avec leurs proches et avec la société.
Il faut donc voir la parole libérée des personnes âgées comme la révélation de leur vérité la plus intime et non pas comme l’annonce de leur décrépitude. Et c’est bien pour cela qu’on préfère désigner comme un naufrage final ce qui est en réalité la mise à jour d’une réalité bien plus profonde, que seuls les tabous de la vie en société empêchent de mettre à jour.
Par ailleurs, parler de la vieillesse comme un naufrage est aussi un excellent alibi pour une société qui voudrait réduire ses charges et ne pas assurer aux anciens les moyens de vivre décemment et d’échanger avec les autres : si la vieillesse est un naufrage, si les vieux délirent, on peut les abandonner sans vergogne. Ainsi des parents, grands-parents, arrière-grands-parents sont-ils abandonnés, sans scrupule, dans des EHPAD indignes avec des retraites misérables et dont on ne se préoccupe pas de la pérennité. Ainsi et surtout de l’amour dont on les prive, qui pourrait prolonger leur passion de vivre. On crée ainsi les conditions d’une prophétie autoréalisatrice : si on se résigne à ce que la vieillesse soit un naufrage, on crée les conditions pour qu’elle le devienne vraiment. On perd alors l’immensité des savoirs que les aînés peuvent transmettre, pendant très longtemps, et dont une société aurait tort de se priver.
Encore faudrait-il que ceux qu’on désigne de ce nom affreux (« retraités ») soient mieux incités et aidés à se rendre utile, à assister à transmettre leurs savoirs, leurs expériences, leurs succès comme leurs échecs. Tout cela n’est pas qu’une question de moyens financiers, mais de respect, de tolérance, d’écoute.
Et sans doute faudrait-il aussi y voir la métaphore du naufrage à venir de notre civilisation, qui n’est qu’un moment où celle-ci révèle, par son goût de la démesure et sa pulsion transgressive, ce qu’elle est vraiment. Il faudrait beaucoup d’amour de la vie pour l’éviter.
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Tableau : Caspar David Friedrich, « Les étapes de la vie », huile sur toile, vers 1834 (Leipzig, Museum der Bildenden Künste).