Puisque bien des Français pensent aujourd’hui qu’il faut confier le pouvoir au Front National, essayons de comprendre ce qui se passerait s’ils sont de plus en plus nombreux à le vouloir, jusqu’en 2017.
D’abord, fin 2015, les candidats du Front National remporteraient des centaines de sièges aux élections régionales ; ils remporteraient même peut être quelques régions et commenceraient à y mettre en œuvre leurs idées, tout en expliquant qu’ils ne peuvent rien faire de significatif sans disposer du pouvoir national.
Si, en mai 2017, encore déçus de tout et malgré (ou à cause de) un léger regain de croissance, une majorité de Français envoyaient Marine Le Pen à l’Elysée, ils lui donneront aussi, un mois plus tard, comme après chaque élection présidentielle, une majorité législative, déjouant les calculs de ceux qui pensent qu’ils peuvent voter impunément pour elle, parce qu’elle n’aurait jamais la majorité au Parlement.
Le Front National aurait alors tous les pouvoirs pour 5 ans. Et il obtiendrait même, dans la foulée, par référendum, le droit de négocier une sortie de l’euro ou au moins la création d’une monnaie nationale, de remettre en cause la liberté de circulation des personnes, la politique agricole commune et l’essentiel de la politique culturelle et sociale. Le Front National prétendra alors, comme l’a fait Siryza en Grèce, qu’il pourra réaliser une alliance des pays d’Europe du Sud contre Berlin et Bruxelles.
Il ne serait pas difficile de montrer le désastre auquel conduirait une telle politique. Très vite, comme la Grèce, et malgré les rodomontades de la nouvelle majorité, les Français seraient obligés d’admettre qu’ils dépendent plus du reste du monde que le monde ne dépend d’eux : le monde peut se passer de nos produits ; nous ne pouvons-nous passer de ceux du monde ; nous en recevons l’essentiel de notre énergie, de nos machines-outils, de nos touristes, du financement de notre dette publique et de notre déficit extérieur (que le retour à une monnaie nationale ne permettra plus de masquer). On peut le regretter, le maudire, mais c’est ainsi.
Mais là ne serait pas le pire : il serait dans l’abandon des valeurs qui forment l’identité française. Pendant cinq ans, au moins, la France renierait en effet tout ce qui fait sa grandeur depuis deux siècles : sa devise, et en particulier le troisième mot qu’elle contient. Elle reviendrait sur ses engagements sur la peine de mort, les droits de l’homme, l’aide au développement, la vie associative ; elle renoncerait à tout projet européen ; elle considèrerait l’Afrique comme une menace et non plus une chance ; elle serait hostile à une religion pratiquée par plusieurs millions de ses citoyens ; elle considérerait les habitants de ses quartiers comme autant de terroristes en puissance ou au moins de voyous à surveiller ; elle serait hostile aux travailleurs étrangers, aux produits étrangers, au cinéma étranger, aux artistes étrangers, aux malades étrangers.
La France, qui recevra mal, sera mal reçue ; de nombreux Français, qui avaient jusqu’ici refusé de s’exiler, le feront, la mort dans l’âme. Et les premières victimes de ce retour de la réalité seront ceux qui auront votés pour le Front National.
Comme tout parti extrême, il fera d’abord de ses ennemis les responsables de ses propres erreurs. Puis, quand il n’aura plus le choix qu’entre la dictature ou le reniement, il choisira le reniement, pour conserver le pouvoir, qui est sa véritable raison d’être.
Il se justifiera alors en disant qu’il agit comme la gauche en 1983 ; il n’en sera rien : en 1983, la gauche n’avait renoncé à aucune de ses réformes, dont la plupart (abolition de la peine de mort, décentralisation, libération des médias) ont été ensuite maintenues par tous les gouvernements qui se sont succédés. Alors qu’aucune réforme qu’aura accompli le Front National ne saurait être conservée ensuite par un gouvernement démocratique qu’il soit de gauche ou de droite. Ni le retour de la peine de mort, ni la fin de l’euro, ni la sortie de Schengen, ni l’expulsion des étudiants étrangers. Rien.
Pourtant, même si, cinq ans plus tard, en 2022, la France se réveille et revient sur ces décisions, elles auront été prises ; et la France aura perdu son âme, à ses yeux et à ceux du monde. Il lui faudra plusieurs décennies pour effacer cette honte.
Est-ce vraiment ce qu’on veut ?