De plus en plus d’entreprises se targuent aujourd’hui d’être parvenues à la pointe de la modernité en n’affectant plus un bureau fixe à leurs collaborateurs, qui doivent désormais se contenter d’un poste de travail provisoire. Les sièges sociaux deviennent des sortes d’hôtel de passage, où les collaborateurs, incités à travailler de chez eux, ou de chez leurs clients, ne viennent que quand ils ne peuvent vraiment pas faire autrement. Ils laissent alors leurs bagages à l’entrée et s’installent pour une heure ou une journée à une des tables d’un espace ouvert, où chacun vient brancher son portable. De plus en plus, même, les entreprises exigent de leurs collaborateurs de ne venir sur leur lieu de travail que deux ou trois jours par semaine, à leur choix ou à celui de leur hiérarchie. Seuls les chefs, de moins en moins nombreux, conservent un bureau. Et encore : il devient chic, pour un patron, de se vanter de ne pas avoir de bureau.
A priori, ceci correspond à un besoin réel : les cadres n’ont plus besoin d’être rivés à leurs chaises et doivent passer de plus en plus de temps en réunion ou chez leurs clients. Et les nouvelles technologies permettent de travailler de n’importe où sans qu’on puisse être localisé. De plus, de nombreuses entreprises doivent pouvoir mettre à disposition des bureaux pour des collaborateurs venus de province ou de filiales d’autres pays, ou pour des clients ou fournisseurs de passage. Le coût pour l’entreprise d’une telle formule est évidement bien moindre : le nombre de mètres carrés nécessaires se réduit souvent de moitié, puisque avec les bureaux disparaissent couloirs, sanitaires, lieux de repos et cantines. De plus, on licencie plus facilement quelqu’un qui n’a pas de bureau que quelqu’un qui peut s’accrocher à quelques mètres carrés bien à lui.
Pour le collaborateur, c’est une toute autre affaire : quand il apprend qu’il n’a plus de bureau fixe, qu’il doit rapporter chez lui photos, brosse à dent et tasse à café, il n’est déjà plus d’une certaine façon, dans l’entreprise. Il n’a plus de sentiment d’appartenance ni d’appropriation. Il n’est plus qu’un mercenaire de passage, un travailleur intermittent, à la loyauté provisoire, à qui rien n’interdit de travailler ailleurs. Au total, perdre son bureau c’est, d’une certaine façon, se préparer à prendre la porte.
Il n’est pourtant pas certain que l’entreprise y gagne, à long terme: il devient presque impossible de réunir les collaborateurs nécessaires à une discussion; et les interminables réunions sont remplacées de plus en plus souvent par d’inaudibles conférences téléphoniques, tout aussi interminables, pendant lesquelles les participants peuvent, en basculant sur le haut-parleur, vaquer à d’autres occupations. Le groupe se défait ; l’entreprise y perd en identité ce qu’elle croit y gagner en flexibilité. Comme ses actionnaires sont de moins en moins longtemps fidèles, ses collaborateurs, et ses clients deviennent, eux aussi, de plus en plus provisoires, mobiles, précaires, changeants, instables. La fragilité gagne les entreprises les plus solides ; elles-mêmes sont, de plus en plus souvent, de passage.
Cela renvoie à une évolution très profonde de nos sociétés, où la sédentarité laisse la place au nomadisme, dans toutes les dimensions. Où la loyauté au groupe s’efface devant la solitude de l’individu. Où la précarité devient la règle, dans la vie privée comme dans la vie professionnelle et politique.
Si on ne rend pas aux collaborateurs un sentiment d’appartenance et de propriété de l’’entreprise, si on ne leur rend pas leur bureau, ou au moins un équivalent symbolique, avec ses droits et des devoirs, si on n’en fait pas autant avec les citoyens, si on n’y réinstaure pas du long terme, de la convivialité, des projets, du bon temps passé ensemble, nos entreprises, nos sociétés, s’effondreront, comme tant d’autres avant elles, tout aussi orgueilleuses et convaincues de leur immortalité.